par Marc Wiel, urbaniste
La question de la pertinence de la limitation de la vitesse est surtout abordée à l'échelle microlocale à partir de critères fort pragmatiques comme la sécurité, le confort urbain, la pollution, le bruit, la réduction des coupures etc. Elle est très légitime mais on peut se demander si c'est la seule voie d'approche de ce sujet. Il y a une autre entrée au problème qui est beaucoup plus globale et que je voudrais résumer ici. Elle a en commun avec la précédente l'idée de vitesse suffisante pour ce qu'on a à faire. Et c'est bien sûr totalement nouveau puisque le paradigme ancien qui prévalait jusqu'à présent et dont nous nous extirpons très laborieusement (sans peut-être sortir suffisamment de l'étroit cénacle des experts) était qu'il fallait toujours permettre de gagner du temps pour n'importe quel déplacement sous réserve d'un coût public proportionné à nos moyens et au nombre des bénéficiaires. La crise environnementale ou plus généralement la notion de dégâts possibles du « progrès » est probablement passée par là…
Quels sont les méfaits urbanistiques de la vitesse insuffisamment contrôlée ? La vitesse bon marché est bien à l'origine de la mutation de la ville, son étalement, sa dispersion, sa spécialisation sociale et fonctionnelle. Les urbanistes brandissent de ce fait le modèle de la bonne ville qui serait dense, compacte, mixte et desservie par des transports non polluants. Cette approche n'est pas totalement absurde mais quand même fort courte. Les méfaits principaux de la vitesse ne sont pas d'abord dans la forme urbaine. La réalité est que si on donne trop de priorité à la facilitation de la mobilité sur les autres politiques urbaines on crée des inconvénients individuels ou collectifs qui vont provoquer des politiques urbaines correctrices de plus en plus coûteuses. Ces politiques concernent la politique de l'habitat, de la ville, de l'environnement et la création d'infrastructures nouvelles toujours insuffisantes. Ce cercle vicieux a pour secret les règles obscures au commun des mortels de la formation des prix fonciers et immobiliers. Obscures car tout le monde répète à l'envi que si les logements sont chers c'est qu'il en manque alors que c'est rigoureusement faux. C'est le prix du foncier (qui a ses lois) qui produit la pénurie de logements et l'allongement des déplacements.
Les méfaits de la vitesse sont donc bien plus larges que l'impact sur les riverains et les autres usagers ou même l'impact sur la planète mais il n'y a que ceux-là qui sont perceptibles et intelligibles par tous. Les experts doivent-ils cesser de vouloir être démocrates et compréhensibles ? Nous touchons là à un point sensible qui n'évoluera pas tant que la recherche n'aura pas su faire partager intellectuellement ses résultats. Dans l'intervalle on assistera au mensonge officiel qui dissociera les vraies raisons de celles qui sont « communicables »… Pas vraiment démocrate. Et face aux problèmes énergétiques et environnementaux à venir on ne va pas loin de cette façon…
Disons néanmoins en deux mots ce qui serait judicieux de faire de mon point de vue. Ce n'est pas la vitesse qui est mauvaise ni la lenteur bonne. C'est le fait que le coût individuel de la mobilité (temps, argent, confort) n'a pas besoin d'être abaissé de la même façon pour tous les déplacements. Au-delà d'un certain seuil, variable selon les types de déplacements, les avantages individuels ou collectifs sont annihilés par rapport aux inconvénients individuels ou collectifs via leur impact sur l'aménagement. C'est la notion de « besoin légitime » de mobilité qui est donc sur la sellette. Il faut doser le coût de la mobilité (dont fait partie la vitesse) par rapport à l’utilité et au coût public. On est bien sur le concept de vitesse suffisante suivant le contexte urbain mais aussi suivant le type de déplacement. Il n’est peut-être pas très utile de casser la vitesse là où elle est déjà assez faible mais peut-être plus là où apparemment elle ne gêne personne (dans le périurbain). Et ce n'est peut-être pas la vitesse qu'il faut brimer mais le péage qui mérite d'être instauré… En plus cela risque de ne servir à rien par rapport aux objectifs visés (qui agrègent mobilité et aménagement plutôt que de continuer de les dissocier) si on n’a pas d'action foncière ni de fiscalité modulée suivant les localisations. Donc il convient d'approfondir le sujet sans jouer avec trop de facilité du déclic « antibagnole ».
Cette globalisation du problème pose bien la question de l'importance de l'investissement dans la recherche pour nourrir le débat démocratique mais tout autant celle de l'intégration des diverses politiques urbaines, ce qui ne sera possible qu'avec d'ambitieuses mutations de l'organisation institutionnelle actuelle. Bref nous avons du pain sur la planche. A partir d'un tout petit problème, nous voyons bien dès que nous le creusons un peu qu'il est énorme et finalement bien peu technique. C'est bien la technique qu'il faut réinsérer dans le politique.