Entretien avec Yves Crozet, économiste, professeur émérite à Sciences Po Lyon et à l’université Lyon 2.
Smartphone et low cost sont, selon Yves Crozet, deux mutations qui ont profondément marqué les transports ces dernières années. Selon l’économiste, à l’avenir, les frontières entre routier et ferroviaire devraient devenir beaucoup plus floues, ainsi qu’entre le public et le privé. Ville, Rail & Transports. Quels sont les événements qui ont le plus marqué, selon vous, les transports publics durant les 25 dernières années ?
Yves Crozet. L’évolution la plus forte selon moi, apparemment marginale dans le sens où elle ne change pas le transport, c’est le Smartphone car il modifie le rapport au temps. C’est le changement clé : on le voit avec les jeunes qui n’imaginent pas ne pas voir fonctionner en permanence leur téléphone.
Si dans les années 70-80-90, la question du temps de transport était centrée autour de la vitesse (autoroutes, TGV, avions…), aujourd’hui on ne peut plus gagner en vitesse. Mais le temps étant toujours la ressource rare, on l’optimise avec le téléphone.
Le smartphone est devenu central dans la mobilité et nous a fait passer de la notion de transport à celle de mobilité.
Second changement fondamental : l’apparition du low cost aérien. On observe que depuis 2002, le trafic automobile est stable, de même que le trafic TGV depuis 2008. De leur côté, les compagnies aériennes low cost ont enregistré une hausse annuelle de 3 à 4 %.
Le low cost a permis d’abaisser très fortement les coûts de production. Pas seulement parce qu’on passe par Internet mais aussi parce qu’on a repensé totalement le système. Les avions à bas coûts volent 50 % de plus que ceux d’Air France par exemple. Le modèle de production du TGV a lui aussi été revu pour mettre en place du low cost : les rotations sont plus rapides, on fait payer les bagages et il n’y a pas de contrôle à bord.
Tout le monde ne peut pas suivre ce modèle. Uber voudrait faire rouler des taxis low cost mais se heurte à une difficulté : il faut bien payer les chauffeurs. Uber perd de l’argent car il n’a pas réussi à baisser les coûts. La révolution Uber, c’est une application : la plateforme baisse les coûts de transaction, et l’utilisateur sait où est son taxi, combien ça lui coûtera… La digitalisation agit dans un premier temps sur les coûts de transaction. Mais elle ne change pas le coût de production.
Dans le transport public urbain, on n’entend pas non plus parler d’un système low cost car on ne peut pas toucher aux règles de travail, c’est très verrouillé.
VR&T. Que peuvent changer les cars Macron ?
Y. C. On pourrait imaginer que demain des élus, dans un contexte budgétaire difficile, décident de fermer une ligne de transport public s’ils constatent qu’un car Macron peut assurer une liaison sans que cela ne leur coûte un sou. C’est la deuxième phase de la loi Macron : la loi va influencer les décideurs publics en matière de financement des transports publics.
La loi ne sert pas seulement à proposer à des personnes à faibles revenus de voyager à bon prix. Elle modifie aussi d’une part la frontière entre le routier et le ferroviaire, d’autre part entre le public et le privé.
VR&T. Comment a joué l’évolution des prix du carburant ?
Y. C. Le prix du carburant n’a pas augmenté comme on le pensait. Et le trafic automobile est de nouveau en hausse. Notre pouvoir d’achat en carburant a doublé entre la période précédant le premier choc pétrolier (en 1970, on pouvait se payer trois litres d’essence avec une heure de Smic) et 2014 (on peut se payer plus de six litres avec une heure de Smic). La hausse des prix du carburant n’a pas eu lieu. C’est pourquoi la voiture est toujours le mode dominant.
VR&T. Comment jugez-vous les politiques publiques mises en place ?
Y. C. Les politiques n’ont pas vu venir grand chose. Ils n’ont pas vu venir la révolution des smartphones. Ni celles du low cost.
Ils sont restés très centrés sur les infrastructures et les véhicules. Aujourd’hui encore, les élus raisonnent ainsi. Or, ils devraient chercher à développer le covoiturage en zone urbaine, même si, je le reconnais, ce n’est pas une mince affaire. En période de restriction budgétaire, il faut regarder la mobilité du côté de la digitalisation. Et s’intéresser au partage de l’automobile.
VR&T. Quelle place donner au ferroviaire ?
Y. C. Tout dépendra de ce que l’Etat sera prêt à payer. Le ferroviaire coûte une fortune, il faut mettre des milliards pour rénover le réseau. Or, les élus veulent tous leur ligne TGV. Jusqu’où seront-ils prêts à aller ?
Les élus sont incohérents sur le ferroviaire. Ils craignent les organisations syndicales, persuadés qu’elles ont entre les mains la bombe atomique, iIs sont incapables de prendre une sanction contre la SNCF, même quand une rame d’essai se plante. Et même dans ce cas, c’est la SNCF qui explique ce qu’elle fera demain. Je pense qu’il ne se passera rien sur la SNCF. Mon scénario, c’est que l’Etat paiera.
VR&T. Comment faire payer davantage les routes ?
Y. C. Contrairement à ce qu’on dit, les routes rapportent de l’argent : la TICPE rapporte plus de 40 milliards d’euros par an, sans compter ce que rapportent la carte grise, les taxes sur les assurances… Un poids lourd qui emprunte une autoroute et prend son carburant en France paie aussi. La route paye des coûts externes.
Pour aller plus loin, je milite en faveur de la mise en place de péages urbains, du retour de la vignette qui est une sorte d’abonnement. Mais quand j’en parle aux élus, ils n’en veulent pas. Ils rêvent d’impôts indolores, comme par exemple d’une taxe sur le carburant car le carburant n’est pas cher.
VR&T. Comment le secteur des transports pourrait-il évoluer à l’avenir ?
Y. C. Je pense qu’il n’y aura pas de changement majeur. La digitalisation va progresser et sans doute s’accompagner de contraintes accrues. La voiture va rester le mode majeur, sauf peut-être en centre ville.
La voiture de demain sera une voiture connectée mais elle sera de plus en plus contrainte. On nous explique que demain, les véhicules autonomes vont régler les problèmes. Mais n’oublions qu’ils rouleront moins vite, qu’ils vont occuper plus de voirie et qu’en plus, on ne trouvera pas si facilement que cela un véhicule autonome près de chez soi. Selon moi, la digitalisation va se développer mais elle va plutôt accentuer les contraintes.
Recueillis par Marie-Hélène Poingt