Thierry Mignauw, ancien dirigeant de la SNCF, était très proche de Jacques Fournier, décédé le 14 août à Paris à l’âge de 92 ans. Il revient sur l’homme et le dirigeant qu’il fut.
VRT : Vous étiez déjà à la SNCF quand Jacques Fournier en a été nommé le président, en 1988. Comment a-t-il été reçu dans l’entreprise ?
Thierry Mignauw : Jacques Fournier a été nommé en remplacement de Philippe Rouvillois, qui avait dû quitter l’entreprise à la suite des accidents de la gare de Lyon, puis de la gare de l’Est. J’étais proche de Philippe Rouvillois, et nous avons été un certain nombre à voir cette nomination d’un œil pas du tout enthousiaste.
Philippe Rouvillois était très estimé dans l’entreprise.
VRT. Cette nomination vous semblait politique ?
T. M. : Jacques Chirac, en devenant Premier ministre de la cohabitation, avait évincé le secrétaire général du gouvernement, qui était Jacques Fournier. Cela ne se faisait pas, et Chirac s’est senti le devoir de « recaser » Fournier, et de bien le faire. Ce fut d’abord Gaz de France, puis la SNCF. Jacques Fournier quand il est arrivé ne connaissait pas grand chose à la SNCF… Mais, entre les deux, et des deux côtés, cela a été un amour réussi, un mariage réussi. Il est monté au créneau pour défendre l’entreprise, pour défendre le statut. Et, comme il avait beaucoup d’entregent politique, il a su défendre les intérêts de l’entreprise et du service public. Il a aimé l’entreprise et l’entreprise l’a aimé.
VRT : Jusqu’à la fin ?
T. M. : Oui, il est parti touché par la limite d’âge, le jour de ses soixante-cinq ans. C’était le 5 mai 1994. Le lendemain, on inaugurait le tunnel sous la Manche. Le successeur de Fournier, Jean Bergougnoux, devait y procéder pour son premier jour, mais Bergougnoux a considéré qu’il n’y était pour rien et qu’il revenait à Fournier de procéder à l’inauguration. Il est donc parti à 65 ans, et un jour. Mais la veille au soir il a réuni quelques proches et il nous a emmenés marcher dans Paris, à vide. Il était désespéré.
VRT : Vous-même, vous avez eu une longue collaboration avec lui. Vous avez commencé par être son directeur de cabinet, entre Guillaume Pepy et Daniel Cukierman
T. M. : Je suis resté moins d’un an à ce poste, puis il m’a nommé directeur de la région de Lille, où je suis resté cinq ans et où j’étais encore quand il a quitté la SNCF. Surtout, après son départ, je suis resté en contact avec Jacques Fournier. Je le voyais très souvent, j’ai travaillé avec lui au Centre international de recherche et d’information sur l’économie publique, le Ciriec, dont il était président puis président d’honneur et pour lequel il a travaillé quasiment jusqu’à la fin, tout en tenant son blog (https://jacquesfournier.blog).
VRT : A la tête de la SNCF, était-il devenu devenu vraiment un dirigeant d’entreprise ?
T. M. : Il a écrit un livre de souvenirs, intitulé « Un fonctionnaire engagé ». C’était lui. Il avait un sens extrême du service de l’Etat et de la chose publique, il était conseiller d’Etat jusqu’au bout des ongles. Il croyait en la sagesse et la neutralité du Conseil d’Etat. Et, en même temps, il a été un homme d’entreprise. Il avait trois grands directeurs, Jean-Marie Metzler à Grandes lignes, Alain Poinssot au Fret, et Alain Bréaud à Sceta, c’est-à-dire le groupe. Ils les a soutenus. Il a soutenu Metzler dans les projets de Grandes lignes, notamment le yield management. Il a dû finir par se séparer de Metzler, à cause de la mise en service ratée du logiciel Socrate : on n’était plus capable de vendre des billets… Mais sur le principe de la tarification il l’a soutenu. De même, pour le groupe. On aurait pu penser qu’un homme de gauche, du service public, ne s’intéresse pas aux filiales, au privé. Il a au contraire soutenu Alain Bréaud dans ses projets d’expansion du groupe.
VRT : Qu’a-t-il réussi à la SNCF? Ou qu’a-t-il raté ?
T. M. : Commençons par ce qu’il a manqué. C’est le social. Il le reconnaissait. « Si j’ai échoué, c’est dans le dialogue social », disait-il. C’est vrai. Le dialogue social est resté archaïque. Il n’y est pas arrivé. Mais Gallois non plus, Pepy non plus et, aujourd’hui, Farandou non plus.
VRT : Et les réussites ?
T. M. : Il a très bien vu la montée de l’Europe et de la concurrence, de ce qui était alors la directive 91-440. Il l’a combattue avec efficacité. Sa conviction, c’est, disait-il, que « la concurrence, ce n’est pas une politique ». On ne fait pas une politique sur cette base. Cela peut sembler un combat d’arrière-garde, perdu d’avance, mais il l’a bien conduit. Et ce qu’on nous annonçait il y a trente ans pour inéluctable et pour demain est toujours pour demain… Sauf pour le fret, c’est vrai.
La deuxième chose positive que je mettrais en avant, c’est le soutien à la politique commerciale de Grandes lignes. Il a été incisif et combattant. Ce n’est pas parce qu’on est le service public qu’on ne doit pas se battre avec nos concurrents.
Autre point, il a inventé les transports de la vie quotidienne, il a inventé le terme. Avant, dans l’entreprise, ce n’était pas une activité à laquelle on accordait beaucoup d’importance.
Il a aussi, je l’ai signalé, compris que la SNCF était un groupe, et il s’est battu becs et ongles contre certains ministres du côté des Finances, qui voulaient toujours que la SNCF en vende tout ou partie.
VRT : Quel homme était Jacques Fournier ?
T. M. : Un homme chaleureux et, je dirais, ça se voyait. Il était mal habillé, les chaussures mal cirées, le costume mal ajusté, ça lui était égal. Ce qui lui importait, c’était de convaincre l’autre. Il allait toujours au contact, notamment des syndicats. Toujours prêt à faire la visite des établissements, à l’improviste. Il était empreint d’autorité mais ne faisait pas preuve d’autoritarisme. Il avait beaucoup de chaleur dans ses propos.
Et puis, il se pensait comme Méditerranéen. Un homme de l’Algérie. Il était né à Epinal, disait-il, par hasard. Sa mère était venue accoucher en France, mais sa famille vivait en Algérie, où il a passé toute son enfance et son adolescence, jusqu’à ce qu’on le repère et lui suggère de se présenter à l’ENA. Il y avait vécu comme vivaient les familles de colons, « à côté des Arabes », disait-il, et c’était un regret. Mais il n’avait jamais oublié l’Algérie et, à près de 90 ans, il était reparti voir la Kabylie.
Propos recueillis par FD