Vélos-cargos d’un côté, simples vélos de l’autre. La distinction recoupe une profonde différence sociale : d’un côté des salariés d’entreprise ou co-entrepreneurs, de l’autre des auto-entrepreneurs précaires qui rusent souvent avec les règles pour s’en sortir. Les premiers sont encensés, les seconds décriés. Mais cela vaudrait la peine de se pencher sur le sort d’une activité aux nombreux livreurs et au métier risqué.
Il s’agit vraiment d’un Tale of Two Cities : la cyclo-logistique est encensée comme le futur d’une logistique urbaine propre et responsable, mais une autre version des livraisons à vélo est au contraire accusée de tous les maux, car « ubérisée » et socialement néfaste.
Cette distinction recoupe, quoiqu’imparfaitement, la distinction entre les vélos-cargo d’entreprises militantes de la logistique urbaine durable, vélos à assistance électrique, biporteurs ou triporteurs avec un conteneur ; et les simples vélos (parfois vélos en libre-service) des livreurs auto-entrepreneurs des plateformes numériques, qui n’ont pour conteneur que le sac à dos coloré et fluorescent des marques de « livraison instantanée » pour lesquelles ils travaillent.
La première cyclo-logistique, celle des vélos-cargo, fait l’objet de toutes les attentions des municipalités européennes. Elle bénéficie d’un festival international annuel (International Cargo Bike Festival, https://cargobikefestival.com/) et d’une forte image de marque. Les collectivités locales françaises veulent valoriser ces entreprises, représentatives à leurs yeux d’une mobilité durable et d’un modèle social respectueux (conditions de travail, statut des salariés, engagements pour la sécurité et la formation). A Berlin, l’initiative KoMoDo réunit les prestataires de transport de colis (DHL, Hermes) autour d’un réseau de micro-hubs permettant la cyclo-logistique.
A Montréal, l’initiative Colibri réunit des startups de cyclo-logistique et est soutenue par la municipalité.
La ville de New York, navigant entre les injonctions contradictoires de l’Etat de New York (qui a toujours restreint l’usage des vélos électriques pour des raisons de sécurité, pour finalement les autoriser en avril 2020 alors que le confinement rendait de plus en plus absurde l’interdiction qui était faite aux livreurs de se faire assister par une batterie) a lancé un programme avec Amazon, DHL et UPS pour l’usage de vélos-cargo tri et quadriporteurs dans Manhattan.
Un peu d’histoire récente : la renaissance des vélos-cargo dans les villes européennes doit beaucoup à la logistique urbaine française du début des années 2000. En 2001, la société La Petite Reine a lancé des triporteurs à assistance électrique (fabricant Lovelo) d’abord pour des commerçants parisiens, puis pour des expressistes (DHL et FedEx). Elle s’est installée dans l’un des premiers « espaces logistiques urbains » souterrains de la capitale (dans le parking Saint-Germain l’Auxerrois, bénéficiant d’un contrat d’occupation du domaine public) et a d’emblée embauché des personnes en réinsertion. En 2011, Star Service, l’une des « success stories » françaises de la logistique du dernier kilomètre, a acquis 51 % des parts et opère aujourd’hui avec 100 triporteurs (auxquels se sont ajoutées des fourgonnettes électriques). L’entrepreneur à l’origine de la Petite Reine est aujourd’hui derrière le projet de logistique urbaine Fludis, qui associe une barge et des vélos-cargo. Les autres grands noms du secteur sont : Olvo, constituée en coopérative ; Les Triporteurs de l’Ouest à Rennes et Nantes et dans huit autres villes françaises (à ce jour) ; AppliColis, une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) créée à Toulouse, qui vise à devenir un réseau fédérateur permettant aux entrepreneurs de vélos-cargo de travailler sur une plateforme commune et de mutualiser la recherche d’affaires, la communication, le lobbying.
LA RENAISSANCE DES VÉLOS-CARGOS DANS LES VILLES EUROPÉENNES DOIT BEAUCOUP À LA LOGISTIQUE URBAINE FRANÇAISE DU DÉBUT DES ANNÉES 2000
Les coopératives de livreurs à vélo se développent parce qu’elles permettent de donner aux livreurs un statut de salarié sans lien de subordination, tout en permettant de mutualiser des biens et des services. La fédération CoopCycle réunit des coopératives de livraison en France (Olvo à Paris, Toutenvélo à Caen, BeeFast à Amiens, Tours’N Messengers à Tours, etc.) mais aussi en Allemagne, en Belgique, au Canada. L’association loi 1901 Les Boîtes à Vélo fédère 170 professionnels de la cyclo-logistique en France. Toutes ces initiatives se revendiquent du secteur de l’économie sociale et solidaire, mais leur modèle économique est souvent fragile. Les entreprises de vélos-cargo, notamment celles qui livrent dans les villes denses comme Paris ou Lyon, ont par ailleurs parmi leurs défis celui de trouver des locaux en ville : la cyclo-logistique avec conteneurs, qui effectue plutôt des tournées que des courses, nécessite des lieux de stationnement et de recharge des véhicules ainsi que de préparation des livraisons. En ce qui concerne les matériels, les vélos-cargo utilisés en Europe (et limités à 250 W) ont la caractéristique d’être majoritairement fabriqués en Europe : Pays-Bas, Suède, France… En France, les fabricants sont nombreux, ce qui veut dire aussi que cette industrie est fragmentée. Le site applicolis.fr recense – et ce n’est pas exhaustif – six constructeurs de biporteurs, neuf de triporteurs et six de remorques pour vélo. Les plus volumineux (VUF, Lovelo) coûtent au moins 6 000 euros. Les K-Ryole, utilisées notamment par Stuart (groupe La Poste), peuvent transporter jusqu’à 250 à 500 kg de marchandises. En dehors des start-up « pures », militantes dès l’origine de la logistique à vélo, des sociétés de transport et de courses plus traditionnelles se mettent également sur le marché de la cyclo-logistique. Coursier.fr, positionné sur les livraisons B2B haut de gamme à Paris, emploie 60 coursiers à vélo et 15 coursiers à vélo cargo, en addition à ses activités plus traditionnelles de livraison en deux-roues motorisé ou véhicule utilitaire. On a vu aussi l’évolution de Star Service avec le rachat de la Petite Reine. Du côté des gros acteurs (DHL, UPS, Geodis, …), les vélos-cargo font une entrée dans la gamme de véhicules utilisés en ville.
Une caractéristique majeure des initiatives de vélos-cargo est l’emploi de livreurs salariés (via le salariat traditionnel ou la coopérative). C’est ce qui les différencie de « l’autre » cyclo-logistique, celle des plateformes numériques de mise en relation. Ce sont dans ce cas des auto-entrepreneurs, dont beaucoup de précaires1. Cette logistique est aux deux tiers à vélo, en tout cas à Paris, terrain pour lequel on a des chiffres fiables2. Aux deux tiers seulement, alors que théoriquement ces livreurs ne peuvent utiliser que le vélo lorsqu’ils n’ont pas de licence de transport routier de marchandises (ce qui est le cas de la quasi-totalité d’entre eux). Ce métier de livreur autoentrepreneur, payé à la tâche, circulant souvent avec un vélo de mauvaise qualité qu’il leur faut parfois transporter dans le train ou le RER pour les livreurs habitant en banlieue, est décrié et l’objet de nombreux débats et propositions (mission Frouin en France, référendum californien sur la « proposition 22 » aux dernières élections américaines). En France, les autorités locales ne savent pas toujours quoi faire des livreurs à vélo des plateformes numériques, au moins dix fois plus nombreux que ceux de la cyclo-logistique militante. Les municipalités ont l’impression que les dysfonctionnements de ces activités (statut précaire, partage de comptes, utilisation illégale de scooters) relèvent surtout d’une action nationale ou européenne et qu’ils manquent de leviers de réforme.
Pourtant, cette mobilité cycliste qui se développe très rapidement relève aussi d’enjeux locaux : gestion d’un trafic cycliste croissant et qui peut avoir des caractéristiques spécifiques (vitesses plus élevées), usage des systèmes de vélos en libre-service (Smovengo a d’ailleurs ajouté cet été une clause interdisant les utilisations du Vélib’ « à des fins de livraison commerciale régulière » ; reste à savoir si cette interdiction a bien une base légale et si elle peut être appliquée de façon concrète : sur quelles bases réelles pourrait-on déconnecter des comptes soupçonnés de servir à une activité de livraison ?), enjeux de sécurité routière (29 % des livreurs auto-entrepreneurs enquêtés à Paris ont eu un accident de vélo et 79 % considèrent leur activité comme très risquée).