Sur le volet transport, que retiendra-t-on de la présidence française du Conseil de l’Union européenne qui s’achève le 30 juin ? Pour répondre, Karima Delli était l’invitée du Club VRT le 10 mai. La présidente écologiste de la commission transports et tourisme du Parlement européen estime que l’élection présidentielle d’avril en France et la guerre en Ukraine ont ralenti le calendrier des textes clés du paquet de directives Shift for 55.
A un mois et demi de la fin de la présidence française du Conseil des ministres des Vingt-sept, Karima Delli, première femme présidente et écolo de la commission transports et tourisme (Tran) du Parlement européen, s’interrogeait : « Comment porter des textes à Bruxelles et Strasbourg sans ministre des Transports à Paris ? ». Il ne reste plus à la France que quelques semaines avant de remettre les clés du Conseil de l’UE à la République tchèque, le 1er juillet.
Mauvais tempo
« La présidence française n’aurait pas dû avoir lieu en année électorale, en plus, il y a la guerre en Ukraine. Le contexte ne nous a pas été favorable, aucun texte du paquet Shift for 55 ne sera négocié avant le 30 juin », se désole Karima Delli. Le paquet Shift for 55 (« Ajustement à l’objectif 55 » en français) a pour objectif de réduire de 55 % les émissions de gaz à effet de serre (GES) à l’horizon 2035. Il a été présenté au Conseil de l’UE en juillet 2021 et fait actuellement l’objet de discussions dans plusieurs domaines d’action : l’environnement, l’énergie, les transports et les affaires économiques et financières.
« Réduire de moitié les GES en huit ans, c’est court comme fenêtre ! J’aurais aimé mener un trilogue avec ma commission pendant la présidence française, mais les textes n’arriveront pas en négociation avant juillet ou septembre », reprend l’eurodéputée. Notamment l’optimisation de la gestion du ciel européen pour réduire l’empreinte carbone du trafic aérien, les réseaux transeuropéens de transport, ou la norme Euro 7 qui vise à interdire la vente de véhicules thermiques d’ici à 2025.
Euro 7, sujet explosif
La France a toutefois eu quatre mois pour tenir le rôle de colégislateur et tenter de faire avancer ces textes clés pour décarboner le secteur des transports, responsables de 35 % des GES. Lesquels ont avancé depuis le 1er janvier ?
« La directive Euro 7 », répond Karima Delli qui aurait aimé pouvoir s’appuyer sur la présidence française de l’UE pour mettre le sujet sur la table des négociations avant le 30 juin Raté.
Et la route sera longue car le sujet est explosif.
« J’ai rencontré les Tchèques (qui succéderont à la France le 1er juillet prochain) à deux reprises, ils sont prêts pour la sortie des véhicules thermiques, mais être prêts ne veut pas dire gagner les votes ! », note Karima Delli en se remémorant l’épopée du paquet routier qui a mis trois ans avant d’être adopté, avec neuf allers-retours entre les instances législatives de l’UE.
Le secteur automobile est vent debout contre le projet de directive, l’une des 13 du Shift for 55. Les lobbystes sont en embuscades. La norme Euro 6 en vigueur depuis 2014 doit céder la place à l’Euro 7 à partir de 2025 et durcir les objectifs en matière d’émissions de CO2 des véhicules neufs. Euro 7 est tellement stricte qu’elle sonnerait le glas des voitures particulières, utilitaires et poids lourds à moteur thermique. Karima Delli a hérité du texte porté par le parlementaire néerlandais Jan Huitema qui « n’a pas voulu l’assumer. Or, il faut accompagner la filière automobile car le tout électrique, ça n’est pas gagné ! », juge la présidente de la commission Tran.
Lors du Club VRT, elle a annoncé le lancement d’Assises de la transformation automobile pour accompagner cette transition énergétique et revoir la chaîne industrielle automobile. « Sinon ça va faire mal. S’ils ne prennent pas le virage maintenant, les constructeurs automobiles seront largués. La Chine qui a le monopole des batteries ne les attendra pas, les Etats-Unis qui maîtrise le contrôle des données non plus », insiste Karima Delli.
La bataille de l’électromobilité entre Européens
Autre gros sujet, la directive infrastructures. « Il n’y aura pas de véhicules électriques sans infrastructures de recharge. La Commission européenne veut des autoroutes de bornes électriques : tous les combien de kilomètres ? A l’hydrogène vert ?, interroge l’eurodéputée. Il va falloir s’armer d’intelligence car il ne s’agit pas changer de stratégie et de technologie dans cinq ans. Ce qu’il faut, c’est mailler le territoire », poursuit-elle. La position du Parlement est attendue d’ici juin, avant celle du Conseil, pour être ensuite négociée en trilogue en vue d’un texte commun.
» RÉDUIRE DE MOITIÉ LES GES EN HUIT ANS, C’EST COURT COMME FENÊTRE ! J’AURAIS AIMÉ MENER UN TRILOGUE AVEC MA COMMISSION PENDANT LA PRÉSIDENCE FRANÇAISE, MAIS LES TEXTES N’ARRIVERONT PAS EN NÉGOCIATION AVANT JUILLET OU SEPTEMBRE «
Quel est le montant des investissements ? « La transition va coûter cher mais plus on tardera, plus ça coûtera cher. Dans la directive, il y a un fonds social pour le climat mais on ne sait pas à ce stade comment il sera financé, ni à quoi il servira. Il faut un fonds de formation dédié aux nouveaux métiers de l’automobile car si l’on veut développer une filière de l’économie circulaire dans le secteur, le rétrofit, il faut former maintenant. Demain tout le monde ne roulera pas en électrique, il va falloir innover et former. Les régions ont la compétence sur les filières professionnelles, qu’est-ce qu’elles attendent ?, interroge Karima Delli. L’Europe, ce sont des financements et des leviers d’actions incroyables, mais qui le sait ? Personne », selon l’eurodéputée. « La bataille de l’électromobilité entre Européens, c’est maintenant qu’elle se joue, et les Allemands veulent en devenir les leaders, prévient-elle. Quand la France expérimente un train à hydrogène, l’Allemagne en a déjà des dizaines… »
Quid des autres carburants alternatifs ? « On est dans un paradoxe extraordinaire : à la COP 26 de Glasgow fin 2021, tous les chefs d’Etat ont promis, juré, que leur pays n’investirait plus dans le fossile. On en est loin… Il y a beaucoup d’expérimentations sur les carburants alternatifs, on se donne le temps ». Trop ? « Soit on se donne les moyens de la transition, soit on arrête les beaux discours », prône l’écologiste qui a appris le jeu des alliances entre États au sein de sa commission parlementaire.
« Sur l’Euroredevance, j’ai perdu »
La réforme controversée de l’Eurovignette qui fixe les nouvelles règles de l’UE relatives aux péages routiers, pour les rendre plus cohérentes et plus respectueuses de l’environnement, a fini par être adoptée par le Parlement européen en février. Rebaptisée Euroredevance à cette occasion, elle est devenue l’un des instruments du Pacte vert européen. Elle instaure un système de tarification basée sur la distance et non plus sur la durée, pour mieux inscrire le principe de pollueur-payeur dans la législation européenne. Avec des redevances applicables aux émissions de CO2 des poids lourds.
« Après une période de transition de quatre ans, la tarification des coûts externes de la pollution atmosphérique deviendra obligatoire pour les poids lourds, sauf si elle entraîne une déviation involontaire de circulation », dit la Commission européenne, réputée conservatrice. Bien que le texte final comprenne une disposition relative à l’affectation de l’Euroredevance aux transports alternatifs à la route (fret ferroviaire notamment), elle ne s’applique qu’aux taxes sur les embouteillages. Et n’est pas obligatoire pour les États membres…
« J’ai perdu sur l’Euroredevance, le Conseil n’a pas voulu de fléchage. Une partie des recettes devait aller vers le ferroviaire, la sécurisation des routes et vers les entreprises de transport routier car ce sont des PME, et qu’il faut les aider à changer leur flotte ou faire du transport combiné », regrette Karima Delli. En clair, le fléchage n’est pas contraignant, chaque Etat membre peut faire ce qu’il veut avec les recettes. « Les taxes ne vont jamais dans le secteur des transports propres », déplore l’eurodéputée Verte.
« L’Europe, c’est comme une copropriété »
Interrogée sur le boom du vélo en France et en Europe, et sur le retard de la filière industrielle du cycle, elle indique qu’une nouvelle résolution est en préparation dans sa commission et qu’elle veut « y inscrire une vraie politique industrielle européenne du vélo » : assemblage en Europe, ateliers de réparation, parkings vélo obligatoires, places de vélo dans les trains, pistes cyclables sécurisées, etc. « Les entreprises, les start-up sont prêtes, il faut enclencher la vitesse supérieure, rien de telle que l’Europe pour y arriver !, croit l’eurodéputée. Je vais tout faire dans ma commission pour avoir un texte de loi, et on le poussera ».
Si la question train + vélo se pose, « qu’en est-il des autotrains ? », a demandé un participant du Club VRT. En France, la SNCF les a supprimés en 2017, jugeant le service peu rentable.
» LES MÉTROPOLES ASPIRENT TOUT. ATTENTION À LA FRACTURE TERRITORIALE SINON ON AURA DES TERRITOIRES OUBLIÉS ET PERDUS «
« Ma commission reçoit beaucoup de demandes à ce sujet, l’idée est de nouveau dans l’air du temps. Les autotrains, c’est un peu comme les grandes lignes de trains de nuit fermées en 2016 par manque de rentabilité et d’investissement, à une époque (pas si lointaine) où les enjeux du dérèglement climatique n’étaient pas aussi flagrants. Il faut un fonds de rénovation permanent. Mon but c’est de mailler puis de multiplier les liaisons de nuit, on est train de redessiner le réseau européen des trains de nuit !, s’enthousiasme Karima Delli. C’est un peu long car l‘Europe, c’est comme une copropriété tant que tout le monde n‘est pas d’accord pour faire les travaux, ça ne démarre pas. Mais quand c’est lancé, ça va vite ».
Le train plus cher que l’avion
Autre cheval de bataille, l’interdiction des vols intérieurs en avion quand il y a une alternative en train en moins de 2 h 30. Ce principe est fixé par la loi française Climat et résilience d’août 2021 et il suscite des interrogations à Bruxelles. Saisie le 17 septembre par l’Union des aéroports français et la branche européenne du Conseil international des aéroports, la Commission européenne a ouvert une enquête.
Interdire ces vols, « est plus que nécessaire, vous posez la question à une écolo ! Il faut encourager le train à tout prix, mais le train, c’est plus cher que l’avion », constate l’eurodéputée.
L’industrie aéronautique n’a pas les fonds d’innovation et de recherche qu’elle mérite pour sortir du kérosène. Une partie de la taxe kérosène devrait aller dans un fonds innovation. Comme pour l’automobile, « si on n’investit pas maintenant pour la transition énergétique, l’industrie aéronautique européenne sera à la traîne ».
Pas trop pour les RER métropolitains
Défenseur invétéré des RER métropolitains qui dans l’Hexagone, tardent à franchir les frontières de l’Ile-de-France, Jean-Claude Degand a interpellé Karima Delli : « L’Europe ne pourrait-elle pas financer ces projets ? », lui a demandé l’ancien directeur des projets périurbains à la SNCF, qui dirige aujourd’hui la société de conseil Itinéraires & Territoires, et préside le think-tank Mobilités 2050. « Les métropoles aspirent tout, attention à la fracture territoriale, sinon, on aura des territoires oubliés et perdus, lui a répondu la candidate de l’union de la gauche dans les Hauts-de-France aux dernières élections régionales. La mobilité devrait réconcilier les territoires. Les RER… moi, je ne suis pas pour. La carte des mobilités ne doit oublier personne, et surtout pas accélérer la précarité », insiste Karima Delli en espérant que le paquet Shift for 55 sera bouclé avant la fin de la mandature du Parlement européen en 2024. « J’espère surtout qu’on aura un ministre des Transports à la hauteur des enjeux. Et présent à Bruxelles ! », a conclu Karima Delli.
Nathalie Arensonas