Directeur des Ressources humaines de la SNCF pendant 20 ans (avec une interruption de cinq ans), François Nogué a quitté l’entreprise le 30 juin après avoir fait valoir ses droits à la retraite. Pour Ville, Rail & Transports, il dresse un bilan de son expérience et de la situation sociale du groupe.
Ville, Rail & Transports : Quel bilan tirez-vous de vos 20 années passées à la SNCF ?
François Nogué : L’entreprise s’est transformée en l’espace de 25 ans. Et le rôle du directeur des Ressources humaines est devenu très différent de ce qu’il était en 2006 quand je suis entré à la SNCF. A l’époque, la SNCF était un EPIC (Etablissement public industriel et commercial) très endetté et très centralisé. Elle est devenue un groupe moderne, diversifié dans tous les secteurs de la mobilité et des transports (voyageurs et marchandises), avec une activité bien sûr centrée sur la France, mais aussi étendue à l’international.
Désormais, la direction générale du groupe définit un cadre social, a un rôle d’impulsion et d’harmonisation. A l’intérieur du groupe, chaque société est à la manœuvre sur les sujets opérationnels, sur les sujets du quotidien. Ces sociétés gèrent leurs propres recrutements, leurs formations, leurs relations sociales…
VRT : Les organisations syndicales se sont-elles aussi transformées ?
F. N. Les syndicats sont confrontés à la problématique des corps intermédiaires avec des enjeux de proximité, de renouvellement et de réalité de la représentativité. Le militantisme syndical est très faible : en France, seuls 8 % des salariés sont syndiqués. Il y a donc un vrai problème de positionnement et de renouvellement du monde syndical même si, avec la réforme des retraites, les syndicats ont regagné en crédibilité grâce sans doute à l’unité syndicale affichée et au discours modéré de Laurent Bergé.
L’enracinement du syndicalisme dans le monde du travail est tout de même questionné. La SNCF est un contre-exemple mais les grandes entreprises ne sont qu’une petite composante du monde du travail. De ce fait, les organisations syndicales paraissent parfois un peu éloignées de la réalité vécue par les gens.
Le militantisme s’est amoindri, cela se voit dans les compétences syndicales qui ont tendance à s’amoindrir.
VRT : Les ordonnances de 2017 sur la loi Travail ont participé à cet affaiblissement. Quelles ont été les conséquences à la SNCF ?
F. N. C’est un sujet sur lequel nous avons énormément travaillé à la SNCF. Dans certaines grandes entreprises, les ordonnances de 2017 ont beaucoup réduit la présence des représentants du personnel sur le terrain. La SNCF comptait 600 CHSCT et 300 délégués du personnel. Il n’y en a plus. Le dialogue social est concentré au sein d’un nombre réduit de CSE appelés à intervenir dans de nombreux domaines. Tout cela a beaucoup affaibli le dialogue de proximité.
Il y a eu une autre conséquence : auparavant, quand vous étiez un militant syndical, vous pouviez commencer à la base et peu à peu monter en compétences. Et si vous étiez bon, vous pouviez finir à la fédération et dans les comités centraux d’entreprise. Le militantisme syndical se construit en effet au fur et à mesure des responsabilités occupées, par la connaissance des sujets sociaux, économiques. Et, peut-être encore plus important, par la capacité de négociation, en sachant faire la différence entre ce qui se joue en séance plénière et ce qui se dit dans les discussions en aparté.
Quand je suis revenu dans l’entreprise en 2020, j’ai beaucoup œuvré avec Jean-Pierre Farandou pour relancer le dialogue social de proximité. Tout ce travail a duré une petite année et a mobilisé plus d’une centaine de directeurs d’établissement. Il a abouti à l’élaboration d’une charte de recommandations signée par les cinq présidents des SA. Parmi ces recommandations, citons la nécessité de mener des REX approfondis sur le dialogue social, de traiter les irritants ou d’améliorer la conduite du changement en faisant de vrais bilan des réorganisations.
A l’occasion des dernières élections professionnelles en 2022, nous avons signé de nombreux protocoles d’accord dans les établissements pour améliorer le dialogue social et nous avons augmenté le nombre de représentants de proximité.
VRT : Que pensez-vous de ces ordonnances ?
F. N. Les ordonnances de 2017 étaient sans doute plus adaptées à des entreprises de plus petite taille. Pour des entreprises telles que la nôtre, dans lesquels les périmètres des CSE sont très larges (couvrant 10 000 à 12 000 salariés), un CSE ne suffit pas.
VRT : Vous avez été DRH sous la présidence de Guillaume Pepy, puis sous celle de Jean-Pierre Farandou. En quoi leur management a-t-il différé ?
F. N. Je ne veux pas porter de jugement de valeur ! Je n’ai d’ailleurs pas connu la période 2015-2020. Quand Jean-Pierre Farandou m’a appelé, la période était très compliquée car les ordonnances de 2017 avaient réduit de moitié le nombre de mandats syndicaux (ce qui a été très dur à avaler pour les syndicats) et la réforme ferroviaire de 2018 avait été passée aux forceps. Cela a été très violent.
L’ouverture à la concurrence a été programmée de façon très précise et l’arrêt des embauches au statut a été décidé. Malgré les longues grèves de 2018-2019. La SNCF est passée d’un EPIC à des SA avec une organisation en multi-sites. Avant, on était salarié de la SNCF. Désormais, on est salarié de Fret SNCF, de Voyageurs…
Avec Jean-Pierre Farandou, nous avons trouvé une situation très dégradée dans les relations direction-syndicats. Dans les priorités de sa feuille de route, Jean-Pierre Farandou devait d’ailleurs rétablir une forme de dialogue social. Parmi ses premières décisions, il a décidé d’un moratoire de six mois sur les réorganisations.
Facialement, le paysage syndical ne semble pas avoir beaucoup évolué. La CGT Cheminots représente 32 % des voix, l’Unsa-Ferroviaire un peu plus de 22 %, Sud-Rail presque 19 % et la CFDT Cheminots 16 %. Mais derrière cette relative stabilité, il y a des possibilités d’alliances. Dire qu’il y a le camp des réformateurs et celui des contestataires est un peu trop simple. Sud-Rail peut prendre des positions pragmatiques. Ce syndicat ne pratique pas la politique de la chaise vide. Des alliances peuvent se nouer et nous ont permis de signer de grands accords tous les ans. Par exemple, nous avons signé en 2020 avec les quatre organisations syndicales un accord sur le dialogue social, puis en 2021 un accord sur le chômage partiel avec l’Unsa, la CFDT et Sud Rail, enfin en 2022 un accord très important sur les classifications des emplois et sur les facilités de circulation (encore signés par l’Unsa, la CFDT et Sud). Et avant de partir, j’ai négocié avec les syndicats un accord sur la protection sociale complémentaire. Le dialogue social au niveau national continue donc à jouer un rôle très important dans le groupe.
J’espère que la position de la CGT Cheminots va évoluer avec les changements à venir dans ce syndicat (Laurent Brun est devenu administrateur de la Confédération après l’élection de Sophie Binet à la tête de la CGT, ndlr).
VRT : Diriez-vous, comme les syndicats, que la fin de l’embauche au statut rend la SNCF moins attractive dans ses recrutements ?
F. N. La fin du recrutement au statut doit conduire, et d’ailleurs a déjà conduit, à travailler beaucoup plus la question de l’attractivité et de la fidélisation. Nous n’avons pas vraiment de difficultés à embaucher. Ou plutôt nous connaissons les mêmes difficultés que tout le monde. A la fin avril, nous avions reçu 83 % de CV de plus que l’année précédente. De plus, Linkedln a classé la SNCF au premier rang des entreprises pour les opportunités de carrières qu’elle offre.
Ce qui est vrai, c’est qu’avant, quand vous rentriez au statut, vous aviez des avantages liés à la retraite et à un cadre général. C’était une forme de contrat de fidélité passé avec l’entreprise. Il arrivait que des agents démissionnent mais c’était très rare.
Aujourd’hui, les contractuels qui entrent la SNCF peuvent comparer leur niveau de rémunération avec ce qui se fait ailleurs. Pour qu’ils restent à la SNCF, nous devons nous positionner comme une entreprise normale, donc compétitive sur les salaires et encore plus compétitive sur les possibilités d’évolution de carrière.
A cela s’ajoute une complication : il nous faut gérer en parallèle deux catégories de population, les statutaires et les contractuels qui sont aujourd’hui 30 000. Je pense que dans huit ans, il y aura 70 000 contractuels et 70 000 statutaires. Il faut donc proposer des politiques communes pour tous, et en même temps savoir gérer cette complexité de la coexistence de deux catégories de salariés.
Les salariés contractuels sont beaucoup plus « volatiles ». Il faudra nous y adapter. Et surtout bien conserver les parcours et les possibilités d’ascension sociale.
VRT : Vous allez revoir vos barèmes salariaux pour les contractuels ?
F. N. Avant, nous étions obligés de recruter en nous fondant sur la grille salariale. Mais aujourd’hui, il n’y a plus de barème pour nos recrutements. Nous recrutons aux conditions du marché. Des outils nous permettent de nous positionner en fonction des spécificités des postes et des bassins d’emplois. Nous savons nous adapter sur le plan salarial. La SNCF n’a pas à rougir, elle a su prendre le sujet à bras le corps.
VRT : Quels conseils donneriez-vous à votre successeur ?
F.N. Il faut savoir être pragmatique, beaucoup écouter, avoir une vision, du recul et un peu de patience.
Mon successeur [Philippe Bru a été nommé DRH du groupe SNCF à compter du 1er octobre, ndlr] aura à gérer des sujets très importants car la physionomie du groupe va encore changer à l’avenir, avec davantage de filiales. En effet, au fur et à mesure de l‘ouverture à la concurrence, il faudra créer des petites sociétés dédiées. Il faudra donc gérer à la fois l’unité du groupe et davantage de diversité, sans que cela affecte tout ce qui fait l’atout du groupe.
Propos recueillis par Marie-Hélène Poingt
Un agenda social bien rempli
Selon François Nogué, l’agenda social est bien « garni ». Le 12 juillet, une réunion devait se tenir sur les conditions d’exercice des métiers, permettant notamment d’aborder la question de la pénibilité et tout ce qui tourne autour de la qualité du travail. « Il s’agit de voir comment arriver à l’âge de la retraite en bonne santé, commente l’ex-DRH du groupe. C’est un enjeu important. On voit que le travail le week-end, la nuit, en 3 x 8 est de moins en moins bien accepté par les jeunes générations. C’est un vrai challenge pour l’entreprise. A la rentrée, une réunion sur les fins de carrière ( avec les parcours seniors et les aménagements de temps de travail) est programmée». Puis viendra le rendez-vous sur les négociations salariales qui doit se tenir cet automne