Voyageurs occasionnels. Comment les gagner, comment les garder
Serait-ce la nouvelle frontière du transport public ? Les voyageurs occasionnels représentent une réserve colossale de clientèle. Et qu’on le veuille ou non, il va falloir les accueillir, si l’on prend au sérieux les grandes recommandations sur le climat, si le réaménagement des grandes villes s’accentue et si l’on se sert de moins en moins de la voiture individuelle. Or, le transport public n’a pas été fait pour eux. Il est souvent conçu pour le déplacement domicile – travail ou école et lié à l’idée de trajets réguliers.
Il y a bien des années, le designer Roger Tallon était très fier d’avoir trouvé pour les RER des combinaisons de quatre lettres permettant de désigner les missions des trains. Aujourd’hui encore, le voyageur du RER C au départ de Paris sait que le BALI va l’emmener à Saint-Michel-sur-Orge, cette gare n’étant desservie que par certains trains. Mais tout ce qui est commode pour le voyageur du quotidien est plutôt facteur d’angoisse pour les autres, qui voient, au premier coup d’œil, que ce moyen de transport n’a pas été conçu pour eux.
Depuis la trouvaille de Tallon, le modèle de la société a bien changé. Le métro-boulot-dodo ne peut plus la résumer, ni même la caricaturer. L’emploi salarié à plein-temps n’apparaît plus comme la norme. Le temps partiel a pris de l’ampleur, et la précarité s’est installée. Aux trajets domicile – travail s’ajoutent ou se substituent d’autres motifs de déplacement. De plus, les touristes sont une partie des voyageurs occasionnels, et comme le tourisme est appelé à croître et embellir…
Si l’on sort des considérations générales et qu’on se penche d’un peu plus près sur le sujet, on en voit la complexité. Pas facile d’ailleurs de voir qui l’on met dans chaque catégorie. Chez Keolis, on fait remarquer que le voyageur qui n’est pas abonné n’est pas forcément un occasionnel, mais peut être un utilisateur régulier… Inversement, un tiers des abonnés n’utilisent le système de transport tous les jours ouvrés. Si globalement un petit tiers est constitué de clients très réguliers, à peu près 20 % utilisent le transport public très exceptionnellement parce que la voiture est en panne, parce qu’il y a une grosse manif… Entre les deux, Keolis distingue les « réguliers hebdo » qui ne le prennent pas au quotidien mais tout de même une fois par semaine pour se rendre en ville (environ 40 %) et les « occasionnels au mois », tous deux cibles privilégiées du post-paiement. On en vient donc à des perceptions complexes. Plutôt que de s’en tenir à des oppositions massives, mieux vaudrait envisager quasiment un marketing au cas par cas.
En même temps, fait-on observer chez Transdev, il y a tout un ensemble de fondamentaux qu’il convient de respecter quel que soit le type de clientèle. Ce qui n’empêche pas une différenciation fine, mais reposant sur un assez large socle commun. Dans l’ensemble, ce qui est bon pour le client traditionnel le sera pour l’occasionnel. Proposer un réseau structuré et performant lors des déplacements « obligés » est un prérequis pour escompter les fidéliser lors de leurs déplacements non obligés, explique ainsi le directeur du marketing de la filiale de la Caisse de dépôts.
C’est un peu ce que l’on constate dans les réflexions en cours à la SGP, et avec le Stif, pour concevoir certaines options d’aménagement des gares. On prévoit que l’accueil s’adressera à chacun comme s’il était de passage : panneaux de taille « architecturale » pour que l’ensemble des informations soit accessible à tous ; présence d’informations en six langues ce qui s’adresse certes aux touristes mais aux résidents du Grand Paris de langue étrangère aussi (lire aussi les propos tenus lors de notre Club VR&T sur le Grand Paris comme si vous y étiez, p. 74).
Tout montre qu’il est en fait de plus en plus question de s’adresser à chacun plutôt qu’à tous, à une multiplicité de chacun plutôt qu’à quelques totalités. On a beaucoup trop longtemps raisonné de manière globale et par oppositions, avec d’un côté les abonnés, parfois même confondus avec les clients, de l’autre, tous les autres, vus comme quantités négligeables. Car « on a longtemps confondu le poids du trafic réalisé par les abonnés, environ 80 %, avec le poids des vrais individus, qui n’est que de 35 % », souligne Eric Chareyron, le directeur Prospectives, modes de vie et mobilité dans les territoires chez Keolis.
En termes de recettes, les conséquences sont éloquentes : ce sont surtout les occasionnels qui rapportent de l’argent. Dans sa publication Tarification des réseaux de TU, état des lieux 2013 et rétrospective 2003-2013, l’Union patronale se fie aux titres vendus, considérant que le ticket à l’unité, en carnet et le titre journée sont dédiés au voyageur occasionnel. Résultat, ces voyageurs non habitués représentent quelque 30 % des voyages mais 51 % des recettes. Reste quand même qu’il faut prendre quelques mesures spécifiques pour attirer ces voyageurs occasionnels et que le geste est souvent financier. Par exemple, dit Pierre Serne, les occasionnels représentent en Ile-de-France 20 % du trafic, mais 35 % des recettes. Sans aller jusqu’à ramener la proportion des recettes à celle du trafic, faire un geste aura un coût. Mais comment ne pas le faire ? Aujourd’hui, regrette Pierre Serne le ticket T+ ne permet pas de passer du réseau lourd (métro/RER) au réseau de surface (bus/tram). Pourquoi ne pas avoir de vrai ticket intermodal, comme le pratiquent de nombreux réseaux de province, permettant pendant une durée limitée d’utiliser plusieurs modes ? Ce ne serait que justice, dit Pierre Serne, pour qui la mesure va être portée politiquement lors des prochaines élections régionales.
Question importante, pas seulement électoralement. Car, si les « occasionnels » sont un réservoir de clientèle pour le transport public, ils sont aussi une clientèle par définition déjà présente… et qui peut faire un autre choix. Alain Le Vern, en présentant les derniers chiffres du TER, a constaté un léger tassement de l’ensemble du trafic, de l’ordre de 1 à 2 % sur les premiers mois de 2015. Et que cette baisse était encore plus marquée sur les étudiants et sur les fameux « occasionnels ». Sur ces derniers, la SNCF accuserait une baisse de 2 à 3 % de fréquentation. Et « c’est plutôt embêtant car ce sont ceux qui paient plein pot », a ajouté Alain le Vern.
Par exemple, en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, selon Jean-Yves Petit, vice-président chargé des Transports au conseil régional, ils pèsent 60 % des recettes sur les lignes TER.
« Le voyageur occasionnel, ce n’est pas anecdotique, résume malicieusement Bruno Gazeau, le président de la Fnaut. Parce que l’abonné vient au réseau, tandis que l’occasionnel il faut aller le chercher… »
Cécile Nangeroni
et François Dumont
Keolis. Raisonner en visiteur unique
Simplifier et rendre lisible les lignes de transport collectif comme le territoire urbain, améliorer les cheminements piétons, proposer des gammes tarifaires personnalisées et du post-paiement sont quelques-uns des défis à relever pour favoriser l’afflux des clients occasionnels et augmenter les recettes.
Dans un restaurant, le client qui vient une fois par semaine est un habitué, dans les transports publics, il est vu comme un occasionnel ! Ce paradoxe, Keolis s’emploie à l’éradiquer. La fréquence d’utilisation ne doit pas être le seul critère. Pas plus que le fait de détenir ou non un abonnement au réseau. « Je reprends souvent les responsables dans les réseaux du groupe quand ils me disent "on a le fichier de nos clients“. Je leur dis “non, vous avez le fichier des abonnés" », raconte Eric Chareyron, directeur Prospectives, modes de vie et mobilité dans les territoires. Cette illustration par une anecdote montre à quel point il n’est pas aisé de réviser les schémas de pensée dans le but de proposer une offre et un marketing adaptés à chaque besoin. « On a longtemps confondu le poids du trafic réalisé par les abonnés, environ 80 %, avec le poids des vrais individus, qui n’est que de 35 %, poursuit-il. C’est pourquoi nous raisonnons désormais, comme pour Internet, en visiteur unique. »
Keolis, qui amasse les enquêtes et études de mobilités dans les nombreuses les agglomérations où le groupe gère les transports, s’efforce de faire augmenter la consommation de transport public de ces deux tiers de voyageurs qui les prennent a minima. La question : comment augmenter de 20, 30 voire 50 % leur fréquentation, sans les obliger à s’abonner, étant donné que l’abonnement ne serait pas rentable pour eux. Au passage notons qu’une récente enquête lyonnaise a révélé qu’un tiers des abonnements ne sont pas utilisés tous les jours de la semaine. Encore de quoi tordre le cou aux idées reçues. « Nous avons deux efforts considérables à faire : sur l’information voyageurs et la signalétique afin qu’ils fournissent une vraie aide à la compréhension des réseaux et des territoires, estime Eric Chareyron. Dans nos suivis de parcours client, ils sont 70 % à se dire en difficulté dès qu’il s’agit d’un trajet effectué pour la première fois. Or, ils sont dans une ville qu’ils connaissent, alors imaginez pour un visiteur de passage ! »
En cause, la conception des lignes mais aussi de la signalétique, par et pour des spécialistes… Keolis entend y remédier en proposant une info exhaustive sous chaque abri de bus avec un code transport compréhensible pour un occasionnel, comme par exemple des arrêts numérotés, jugés plus explicites que « terminus tartempion ». « Le chiffre c’est une culture universelle », rappelle le directeur, qui souligne aussi qu’« une personne sur deux ne sait pas lire les codes du paysager urbain ». Autre essai : des stickers directement sur les bus portant un message clair, comme « le centre-ville en bus, c’est par ici ». Des moyens soutenus et renforcés par de l’info-voyageurs numérique, à laquelle le groupe croit beaucoup à condition d’améliorer constamment l’ergonomie des applis. Les améliorations recherchées sont souvent de simple bon sens. Ainsi un bon moteur de recherche doit fournir une réponse à la requête « Auchan », parce que le client lambda, il va à Auchan et pas à la ZAC machin… « C’est sans doute le plus compliqué à réussir mais c’est ce qui peut rapporter le plus », estime-t-il. En particulier pour attirer le client de passage sachant qu’arrivant dans une métropole à peine 30 % des visiteurs ont spontanément le réflexe transports publics… Mais le taux de pénétration double pour ceux qui arrivent en train, d’où l’intérêt de proposer des offres combinées.
Pour avoir une idée de la quantité potentielle de clients, Keolis s’appuie sur l’enquête TNS Sofres pour la direction de la compétitivité, de l’industrie et des services, selon laquelle 225 millions de séjours sont réalisés chaque année par les Français hors de leur domicile. Encore faut-il préciser qu’il ne s’agit que des voyages à plus de 100 km de son domicile. Or les déplacements de proximité représentent aussi un volume très important de client à capter. Vue l’importance croissante des déplacements de proximité, il faut compléter les gammes tarifaires par des titres combinés entre réseaux proches (et pas seulement train+urbain).
Et que ne sont pas comptés non plus les allers-retours dans une seule journée, de plus en plus fréquents grâce au TGV notamment. C’est ainsi qu’en s’appuyant sur les traces mobiles et six semaines d’enquête, le groupe a dénombré chaque semaine à Rennes 430 000 visiteurs uniques, dont 70 000 pour un motif professionnel, majoritairement en provenance d’Ille-et-Vilaine et des départements proches. C’est autant que la population totale de Rennes Métropole ! En admettant que 30 % d’entre eux empruntent le réseau Star, il reste tout de même un gros gisement à capter, avec 70 %, soit plus de 300 000 personnes.
« On s’est trompés sur les raisons de venir à Rennes, révèle le directeur Prospectives. On pense toujours aux touristes – estivants, vacanciers urbains, tourisme d’affaire – mais on oublie la moitié des séjours qui se font chez les amis et dans la famille. Cela signifie aussi que chaque habitant de Rennes Métropole doit devenir un ambassadeur du réseau de transport public. » Pour capter ces clients-là, Keolis s’efforce aussi de travailler sur l’accueil en gare, « où tout se joue sur l’information préalable », et la tarification, en créant des passes 1 jour, 2 jours, 3 jours, etc. « On va créer des nouveaux titres et paradoxalement, ça sera plus simple pour les occasionnels », ajoute-t-il. Avec cette manne de visiteurs extérieurs, Keolis voit un gisement de recettes non négligeable. En attirant toute cette clientèle, le groupe pronostique a minima 2 % de recettes supplémentaires, et plutôt 10 %, le tout avec seulement 5 % de trafic supplémentaire, donc facile à absorber sans ajouter d’offre de transport.
Mais le groupe n’oublie pas pour autant les résidents. A Rennes, Dijon
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