Les deux derniers constructeurs français de wagon, Lohr Industrie et Arbel Fauvet Rail, font l?un et l?autre face à un énième plan de survie. Peuvent-ils se sortir du pétrin ? Éléments d?analyse LOHR PEUT-IL S’EN SORTIR ?
Le groupe Lohr Industrie a annoncé le 24 mai, en comité d’entreprise extraordinaire, la « suppression probable » de 150 emplois sur son site industriel de Duppigheim, près de Strasbourg. Le fabricant de systèmes de transport est confronté depuis bientôt deux ans à la baisse du marché sur son activité historique, les remorques routières porte-voitures. Le groupe indépendant, toujours détenu par son fondateur Robert Lohr, traverse la crise la plus grave de son histoire. Peut-il en sortir indemne ?
POUR
Carnet de commandes.
La montée en puissance du système multimodal Modalohr pourrait se confirmer rapidement, selon Robert Lohr, et permettre à son entreprise en crise conjoncturelle « d’atteindre l’autre rive ». Un axe Atlantique « sur le point d’aboutir » en France, selon Robert Lohr. En décembre 2009, le groupe a reçu la confirmation d’une commande de 60 wagons de ferroutage, assortie d’une option sur 45 modules supplémentaires à lever en 2010, soit un chiffre d’affaires de 40 à 50 millions d’euros pour l’usine de Duppigheim. « Nous attendons une commande importante de 300 wagons Modalohr, et ce pour la fin du second semestre 2010 », déclare Robert Lohr, qui a pris la décision d’utiliser ses fonds propres pour la construction anticipée des wagons.
Une commande de 30 rames du tramway sur pneus Translohr, en attente de décision du conseil d’administration de la RATP, pour l’équipement du site Châtillon-Viroflay est prévue pour fin 2013. Ce contrat vital pour l’entreprise a reçu un soutien appuyé des élus alsaciens. Pour Philippe Richert, président (UMP) du conseil régional, la réussite de Lohr tient lieu de promesse de campagne. « Les prix et les détails techniques sont négociés », affirme Robert Lohr.
Expérience.
Translohr circule à Clermont (26 rames), Padoue (16 rames), Tianjin, en Chine (8 rames), et à Shanghaï (9 rames). La fin de chantier approche à Venise-Mestre (20 rames en service en septembre 2010). Les deux échéances suivantes, en 2012, sont fixées à Saint-Denis-Sarcelles (18 rames) et à Latina, en Italie (16 rames). Soit un total potentiel de 143 rames, en incluant Châtillon-Viroflay.
Réactivité.
Lohr a fait preuve de réactivité sur les marchés de croissance asiatiques : les rames Translohr pour Shanghaï (9 unités pour un montant voisin de 20 millions d’euros) ont été fabriquées et acheminées en moins de dix-huit mois, fin 2007.
Le système Translohr évolue : la version unidirectionnelle lui confère une plateforme arrière plus capacitaire. L’infrastructure de deuxième génération propose un contact sans caténaire baptisé Wipost et une plateforme préfabriquée en béton.
CONTRE
Trop exposé à la crise.
Fondée dans les années soixante, l’entreprise reste trop exposée aux changements de cycles du secteur automobile, qui représentait les deux tiers de son activité avant la crise.
En 2008, le groupe avait réalisé un chiffre d’affaires consolidé de 335 millions d’euros. Ce volume d’activités s’inscrit en forte baisse depuis deux ans. L’entreprise ne communique plus son chiffre d’affaires.
Concurrencé et endetté.
Translohr subit la concurrence des systèmes de bus à haut niveau de service, notion de mieux en mieux ancrée dans le vocabulaire des maires élus (Metz, Strasbourg) en 2009.
Le groupe Lohr vit actuellement sur les réserves accumulées durant les années précédentes, dans l’espoir que ses créneaux porteurs reprennent en 2011. Robert Lohr pourrait être amené à restructurer sa dette en cédant une partie du capital.
Un premier plan de restructuration, annoncé début 2009, a déjà abouti à la suppression de 98 postes sur le site de Duppigheim.
Occasion manquée.
Philippe Richert, président du conseil général du Bas-Rhin jusqu’en 2008, n’a jamais porté à terme son projet de tramway sur pneus qu’il voulait aménager entre Wasselonne et Strasbourg. L’équipement, s’il avait été attribué à Lohr, aurait pu constituer un excellent démonstrateur grandeur nature, à proximité de l’usine alsacienne.
ARBEL FAUVET RAIL PEUT-IL S’EN SORTIR ?
Deux offres de reprise sont à l’étude pour une énième reprise du constructeur de wagons de fret, en liquidation judiciaire. Quelles sont les perspectives d’avenir d’AFR ?
L’une des offres émane du groupe indien Titagarh, l’autre provenant des salariés eux-mêmes.
Titagarh, basé au Bengale, a été créé en 1997 et s’est spécialisé dans les wagons de fret, pour le marché indien notamment. A Douai, il prévoit d’employer au moins 75 personnes (sur un effectif actuel de 226 personnes). Le site nordiste lui permettrait de s’implanter en Europe « avec l’ambition de devenir un leader », selon un communiqué.
Les salariés, eux, portent un projet alternatif qui consiste à restructurer l’entreprise sur la moitié de sa surface actuelle et la moitié des salariés.
POUR
Savoir-faire.
AFR a déposé plusieurs brevets et développé des concepts innovants, dont un bogie moins bruyant, répondant aux futures normes des spécifications techniques d’interopérabilité (STI), mais aussi des wagons sécurisés (pour le transport de matières dangereuses) ou poly-articulés (pour un gain de tare).
Saisis par la communauté d’agglomération du Douaisis, les brevets seront rétrocédés au repreneur choisi par le tribunal de commerce. En cas de reprise par Titagarh, les salariés étudient la possibilité de « placer les brevets sous séquestre pendant trois à six ans », afin de lier le groupe indien à Douai, explique Philippe Nalewajek, porte-parole des syndicats CGT et CFE-CGC d’AFR.
Débouchés.
Le projet des salariés s’appuie sur une intention de commande de 300 wagons céréaliers pour le compte de Millet. Outre le fret européen, d’autres pistes sont envisagées dans les services (expertise, documentation, pièces de rechanges…) et la construction de wagons à bas coûts pour les marchés africains.
Soutien des pouvoirs publics.
Les salariés bénéficient du soutien des pouvoirs publics, qui ont déjà accompagné l’entreprise par le passé (13 millions d’euros versés par l’Etat, la région et l’agglomération).
CONTRE
Le financement.
A la différence des salariés, l’Indien dispose de tous les capitaux. Un fonds de pensions français (dont le nom n’a pas été révélé) serait prêt à participer au tour de table aux côtés des salariés. Selon Philippe Nalewajek, les salariés ont réuni environ 7 millions d’euros.
L’Etat observateur.
Reçus mercredi 2 juin par le ministre de l’Industrie Christian Estrosi, des élus du Douaisis ont sollicité l’appui de l’Etat. Mais l’intervention du Fonds stratégique d’investissement (FSI) leur sera certainement refusée, vu le nombre d’entreprises en difficulté en France. Inciter Ermewa, filiale de la SNCF spécialisée dans la location de wagons, à passer commande ? Selon le député Jean-Jacques Candelier (PCF), le ministre n’a pas fermé la porte. « Mouillé jusqu’au cou », Pascal Varin, l’ancien dirigeant d’Ermewa, qui porte désormais le projet des salariés, sera-t-il le meilleur appui ?
Le risque de la délocalisation.
Titagarh affirme que son intention « n’est pas de délocaliser. (…) Le but est de se servir du tissu industriel français », a déclaré Guillaume Haffreingue, de PH Partners, conseil du groupe indien, à La Voix du Nord, le 2 juin. Les salariés en doutent encore, échaudés par une première approche de Titagarh en décembre 2009. Le tribunal de commerce de Paris avait alors accepté le plan de continuation présenté par l’ancien dirigeant, l’homme d’affaires Maxime Laurent (IGF Industries), pour éviter la cession à Tantia et Titagarh, intéressés par les brevets, déjà.
L’ex-Arbel fêtera-t-elle ses 115 ans en 2011 ? Le tribunal de commerce de Paris le décidera le 23 juillet. Entre-temps, une rencontre doit se tenir prochainement entre les représentants de Titagarh et les salariés. Après avoir envisagé un projet commun avec Tantia, ces derniers pourraient mixer leur offre avec celle de Titagarh.
Olivier MIRGUET et Mathieu HEBERT
Publié à 00:00 - Marie-hélène Poingt