Depuis décembre 2020, les opérateurs qui le souhaitent peuvent s’élancer hors de leurs frontières pour transporter des voyageurs sur les grandes lignes commerciales, notamment à grande vitesse. Ce sera le cas de la SNCF à partir du 10 mai qui fera rouler son train à bas coûts Ouigo en Espagne. Sur place, sa filiale Ouigo Espagne a dû tout bâtir en partant de zéro. Explications par Hélène Valenzuela, sa directrice générale.
Ville, Rail & Transports. Quelques semaines avant le lancement du TGV Ouigo en Espagne, où en êtes-vous ?
Hélène Valenzuela. Le premier train va s’élancer le 10 mai matin entre Madrid et Barcelone. Avant il y aura un train inaugural le 7 mai. Nous sommes en train de terminer les tout derniers préparatifs. Nos trains sont déjà visibles à Barcelone. On fait tous les jours deux allers-retours avec deux rames.
Nous avons embauché les derniers personnels. Au total, nous avons recruté 135 personnes, dont 22 conducteurs. Il y a deux ans, nous étions deux, la responsable logistique et moi-même. Nous sommes partis de zéro et avons tout bâti. Aujourd’hui, nos bureaux, où tous les métiers se croisent, sont à deux minutes à pied d’Atocha, cette grande gare de Madrid complètement refaite. Nous avons lancé les ventes le 9 décembre dernier.
VRT. Vous vous lancez dans un contexte compliqué… Quel est le niveau des ventes ?
H. V. Mi-avril, les ventes étaient en hausse de 40 % par rapport à la semaine précédente. Le marché commence à s’animer. Certains trains affichent des taux d’occupation de 30 % ce qui est déjà de bon augure compte tenu des taux de remplissage des trains en France actuellement. Les voyageurs ont été tellement privés de déplacements qu’ils manifestent une forte envie de loisirs.
La fin de l’état d’urgence est programmée le 9 mai en Espagne. Le Premier Ministre a confirmé qu’il n’y aurait pas de prolongation car la vaccination se développe très rapidement en Espagne et la quatrième vague est relativement sous contrôle. On voit que la population commence à s’organiser et à se projeter dans l’avenir.
Nous commencerons le 10 mai en proposant cinq allers-retours entre Madrid et Barcelone avec des arrêts à Saragosse et Tarragone. Fin 2021, nous lancerons la route de l’Est (Madrid – Valence/Alicante), puis vers la mi-2022 Madrid – Séville/Malaga avec un arrêt à Cordoue. Les dates ne sont pas encore totalement fixées car elles dépendent des autorisations qui nous seront données pour circuler. Nous réalisons des dossiers d’homologation car le matériel est adapté à l’infrastructure espagnole qui est très différente de l’infrastructure française.
VRT. Pourquoi avoir choisi de transformer des Duplex ?
H. V. Nous avons obtenu nos sillons de l’Adif il y a plus d’un an. La SNCF voulait être le premier opérateur à arriver sur le marché espagnol. La seule possibilité était d’adapter du matériel existant.
Nous avons acheté à la SNCF 14 rames Duplex Alstom. Nous les adaptons au fur et à mesure en démontant toute la signalisation embarquée pour installer l’ERTMS et le système espagnol ASFA (l’équivalent du KVB). Pour l’Andalousie, on installe le système LZB. Le rythme des livraisons se fait au rythme de l’avancée des transformations de rames. Nous disposerons des 14 rames en 2023. Quatre ont déjà été livrées.
VRT. Comment se passent les homologations avec les autorités espagnoles ?
H. V. Nous avons travaillé de façon assez novatrice avec les autorités espagnoles, dans une démarche de coconstruction. Nous avons beaucoup collaboré avec le Centre d’ingénierie du matériel de la SNCF (le CIM), et avec Alstom en France et en Espagne pour monter notre dossier. Le travail s’est réalisé de façon très fluide avec l’AESF (l’agence espagnole de sécurité ferroviaire, l’équivalent de notre EPSF) sur l’homologation du matériel roulant et avec l’Adif (le gestionnaire espagnol des infrastructures). Nous avons constaté beaucoup de bonne volonté de la part des autorités espagnoles. Notre dossier est complet.
VRT. Quel est le montant des investissements pour l’achat et la transformation des rames ?
H. V. Globalement, le montant tout compris des investissements de Ouigo Espagne est de plus de 600 millions d’euros. Nous avons recouru à l’emprunt et avons donc été financés en partie par le marché. Donc l’investissement est moitié moindre pour la SNCF.
VRT. Que répondez-vous aux concurrents de la SNCF qui protestent contre l’investissement réalisé par la SNCF pour sa filiale en Espagne, alors qu’en Angleterre le groupe réclame le soutien public pour sa filiale Eurostar ?
H. V. Ouigo Espagne est largement financé par le marché. La force de la SNCF est de continuer à investir et à voir loin malgré la crise. C’est la force d’un grand groupe qui ne peut pas être court-termiste. La SNCF ne peut pas attendre l’arrivée des concurrents sur son marché national sans chercher à se développer elle-même sur d’autres marchés. C’est une saine démarche de construction de l’avenir.
VRT. Quand pensez-vous rentabiliser votre investissement ?
H. V. Le retour sur investissements se fera dans quelques années. L’accord-cadre que nous avons signé avec l’Adif court sur 10 ans. Les sillons nous sont donc garantis pendant ce temps. Ouigo Espagne représente le plus petit opérateur en termes de sillons puisque nous avons obtenu 30 sillons par jour, tandis qu’Ilsa en a eu trois fois plus et la Renfe dix fois plus.
Mais notre modèle est basé sur la massification. Nous mettrons en circulation des trains à unités multiples, offrant plus de 1 000 places aux voyageurs, chaque rame proposant 509 places. En rythme de croisière, nous offrirons 10 millions de places chaque année.
Nous partons du principe que l’appétit de voyages va grossir et qu’il va y avoir un transfert modal de la route vers le fer. En Espagne, la voiture détient 90 % de parts de marché de la mobilité, c’est donc notre principal concurrent.
Le marché espagnol n’a pas été correctement développé par l’opérateur historique car il a des prix très élevés et ne visait, jusqu’à présent, que le marché premium avec les voyageurs business. Si on regarde l’expérience italienne, on observe que le marché de la grande vitesse ferroviaire a été multiplié par deux avec l’arrivée de la concurrence.
VRT. Quelle sera votre politique tarifaire ?
H. V. Notre offre sera en moyenne 50 % moins chère que celle de la Renfe. La Renfe arrivera le 23 juin avec son train low cost, l’Avlo, inspiré de Ouigo. Nous ne sommes pas inquiets car notre produit est très différent de la marque institutionnelle de la Renfe. Nous proposerons des prix démarrant à 9 €, sur 87 % de nos trains. Les tarifs sont construits sur un système de yield management. Les enfants bénéficient d’un tarif à 5 €, le transport étant gratuit jusqu’à quatre ans. C’est structurellement une offre basée sur des prix bas.
VRT. Vous annoncez des services innovants…
H. V. La grande nouveauté, c’est la gamme de prix : Ouigo Espagne est la meilleure offre du marché. C’est un train enfin accessible aux familles. Pour 9 €, nous proposons un pack Ouigo Plus permettant de choisir sa place, de disposer d’un siège XL, ou encore d’avoir accès à une plateforme de divertissements avec films, reportages, jeux… Et pour 7 € on peut changer plusieurs fois la date de son voyage ou le nom du billet. Dans l’imaginaire, un produit low cost n’est pas aussi généreux.
Autre différence, la Renfe, n’a pas de bar, pas de personnel de service. Nous proposerons un bar très convivial. Par ailleurs, notre matériel Duplex est du jamais vu en Espagne. Pour notre distribution, nous disposons d’une application sur les téléphones, une sur Android, une sur Apple, ainsi que le site ouigo.com. Notre site est très simple et permet d’acheter un billet en trois minutes. C’est très nouveau pour le consommateur. Nous sommes aussi distribués par Rail Europe. Et demain par Trainline.
VRT. Que se passera-t-il dans dix ans ?
H. V. Dans dix ans, il est prévu un renouvellement de contrat. Sous réserve de tenir nos engagements dans les domaines de la mixité (nos équipes comprennent 43 % de femmes), de l’inclusion et de la diversité, ou dans les objectifs de baisse de notre empreinte carbone (ce qui passera notamment par le développement de l’écoconduite, de l’écostationnement ou le développement du zéro déchets).
Ces divers engagements sont la condition du renouvellement de l’accord-cadre. Notre engagement en Espagne va bien au-delà de dix ans. Nous sommes là pour longtemps. Nous avons consenti un gros investissement, nos rames ne sont plus utilisables en France.
Dans dix ans, nous redemanderons des sillons, voire nous en demanderons plus. Car les accords-cadres actuels ne couvrent que 70 % de la capacité des infrastructures. Dans dix ans, de nouvelles gares seront construites. Les lignes ne sont pas saturées mais les gares le sont. Une gare est en construction à Barcelone – Sagrera. Elle ouvrira vers 2026-2027. Et à Madrid, il y a un projet d’agrandissement de la gare de Chamartin qui va permettre, à l’horizon 2030, d’accroître la capacité et de fluidifier le trafic. ADIF continue d’investir. Il existe de très belles opportunités sur le marché espagnol. C’est le premier réseau européen à grande vitesse, et le deuxième au niveau mondial, après le réseau chinois. 3 400 kilomètres sont déjà construits et 1 500 km sont en projet. La grande vitesse a de beaux jours devant elle.
Propos recueillis par Marie-Hélène Poingt