Entretien avec Jacques Baudrier, conseiller délégué auprès de l’adjoint chargé de l’Urbanisme, chargé des questions relatives à l’Architecture et aux Grands projets de renouvellement urbain à la Mairie de Paris et administrateur du Stif. VR&T. Vous tirez le signal d’alarme à propos du déséquilibre est-ouest en Ile-de-France. Pourquoi ?
Jacques Baudrier. En Ile-de-France, plus de 50 % des emplois sont des emplois de bureau. Leur localisation joue un rôle déterminant dans la charge des transports à l’heure de pointe. Or, le déséquilibre dans cette localisation s’aggrave de façon catastrophique. Malheureusement, cela n’intéresse pas grand monde !
VR&T. Tout de même, ce déséquilibre est connu depuis longtemps et cela fait des années qu’on veut y remédier…
J. B. De fait, le Sdrif avait trois grands objectifs. Investir dans les transports publics. Relancer la construction de logement. Rééquilibrer les localisations du logement et de l’emploi en Ile-de-France.
Nous avons plutôt réussi sur le premier point, sauf pour quelques RER. Nous avons raté le second : nous n’avons jamais réussi à construire 70 000 logements par an. Il y en aura bien cette année 65 000, mais cela va retomber. La région n’a donné aucun moyen pour le logement. La loi Pinel, mesure conjoncturelle, n’a aidé que les plus riches. Le troisième point, c’est le déséquilibre habitat/emploi. Et là, c’est pire. Il s’est aggravé massivement.
VR&T. Que s’est-il passé ?
J. B. Le Sdrif s’est fixé des objectifs, sans vraiment travailler sur les moyens de les atteindre. Mais, depuis nous avons travaillé. Je suis devenu depuis directeur de l’Aménagement dans le Val-de-Marne et cela m’a aidé à comprendre.
L’Ile-de-France est le premier marché de bureaux en Europe, avec un parc de 53 millions de m². Selon un ratio qui évolue peu – un salarié pour 20 m² –, cela représente plus de 2,5 millions d’emplois. Sur ces 53 millions de m² il y en a 17 à Paris, 13 dans les Hauts-de-Seine, 5 en Seine-Saint-Denis, 4 en Val-de-Marne, 4 en Essonne, entre 4 et 5 en Yvelines, 3,5 dans le Val-d’Oise, 2,5 en Seine-et-Marne.
Dans les années 70, on a créé une taxe, qui s’appelait à l’époque la Redevance pour la création de bureaux. La RCB. Elle a changé de nom, mais elle est toujours là. On l’a créée justement pour compenser ce déséquilibre entre est et ouest. Cette taxe est plus ou moins élevée selon le lieu, et les promoteurs connaissent par cœur le niveau de la RCB.
Depuis 2000, il y a eu une augmentation terrible du prix de l’immobilier. Les économistes de l’immobilier se réfèrent à ce qu’on appelle le tunnel de Friggit*. Or, au début des années 2000, on est sorti du tunnel de Friggit, et le prix de l’immobilier a augmenté de 150 % par rapport aux revenus. Dans l’immobilier de bureau, les disparités sont énormes entre les zones de l’Ile-de-France. Aujourd’hui, aux Batignolles comme à la Défense, on vend le m² 3 000 euros, à la porte de Montreuil 1 500 euros, à Ivry 500 euros, à Marne-la-Vallée 150 euros.
La RCB a toujours été à un niveau plus élevé à la Défense qu’à Marne-la-Vallée, mais avec un différentiel trop faible. Récemment encore, elle était à 373 euros le m² pour la Défense ou les Champs-Elysées, à 80 ou 90 euros à Marne-la-Vallée. Où gagnez-vous le plus d’argent si vous êtes promoteur ? Le calcul est facile à faire et le promoteur moyen vous dit : Marne-la-Vallée, je n’irai jamais ! Le directeur général de l’Epamarne fait tout ce qu’il peut, il arrive péniblement à construire 10 000 à 20 000 m² de bureaux par an.
La grosse dynamique, c’est qu’on construit à fond dans les Hauts-de-Seine, pas dans tout le département, mais dans un croissant qui va de la Défense à Issy-Boulogne. A Issy-Boulogne, il y a quatre millions de m², encore plus qu’à la Défense. Rueil-Malmaison aussi est dans ce croissant.
Au-delà, en grande couronne, il y a les villes nouvelles construites dans les années 70. Saint-Quentin-en-Yvelines, tiré par l’ouest, ne s’en sort pas trop mal. Cergy est en difficulté. Le pire, c’est Marne-la-Vallée et Evry. Il y a 1,8 million de m² de bureaux à Marne-la-Vallée, 700 000 m² à Evry. Mais peu à peu, les bureaux deviennent obsolètes, ne sont plus loués, ferment et le stock baisse. Car l’immobilier de bureau a une durée de vie de 40 ans. C’est à peu près la durée de vie du matériel ferroviaire, mais on peut encore moins faire durer les bureaux que les trains.
Or, à Marne-la-Vallée, on construit 10 000 à 20 000 m² par an, mais on en perd dans le même temps de 80 000 à 100 000 m²… Le parc va descendre à 500 000 m². Je rappelle que si on ferme un million de m² de bureau, cela représente 50 000 emplois de moins. Pour sa part, Evry risque de perdre 20 000 emplois.
Sur les 53 millions de m² de l’Ile-de-France, dix millions sont obsolètes et vont fermer. 75 % des bureaux obsolètes se trouvent en grande couronne. Evry, Marne-la-Vallée, Noisy-le-Grand-Mont-d’Est, ou Créteil sont en très grande difficulté. De plus, ce sont des endroits où on construit beaucoup de logements. S’il n’y a pas de régulation économique, la tendance naturelle est de pondre des quartiers dortoirs à l’est et du bureau qui rapporte de l’argent à l’ouest. Sur les réseaux de transport, cela a un effet catastrophique.
VR&T. Pourquoi dites-vous que cela s’aggrave ?
J. B. Ces constructions sont soumises à un agrément de l’Etat. Le document sur les agréments donnés au premier semestre 2016 est sorti cet été. C’est cash : Seine-et-Marne, 5 000 m2. Hauts-de-Seine, 675 000 m² ! Sur 1,1 million de m² autorisés au premier semestre, plus de la moitié le sont dans les Hauts-de-Seine. Pour la première fois ! En cumulé, sur près de dix ans, on a construit 6,2 millions de m² dans les Hauts-de-Seine, soit 300 000 emplois de plus. Si cela continue, en 2030, il y aura 20 millions de m² dans les Hauts-de-Seine et 1,5 million en Seine-et-Marne. Donc quasiment plus d’emplois.
VR&T. Vous parlez de bureaux, mais il y a d’autres emplois, les agréments portent aussi sur les entrepôts.
J. B. Oui, mais les entrepôts, ce sont très peu d’emplois au m², ce qui est structurant, c’est le bureau.
VR&T. Que proposez-vous ?
J. B. Avec Christian Favier [président du conseil départemental du Val-de-Marne, NDLR] nous sommes allés voir le cabinet de Manuel Valls [alors Premier ministre] début 2015. Nous avons obtenu le principe d’une réforme de la redevance de création de bureau. Nous avons revu le cabinet six mois après. J’avais interrogé les promoteurs pour avoir une idée du niveau de la taxe. Selon eux, pour rééquilibrer, il faut qu’il y ait au moins mille euros de différence entre la Seine-et-Marne et les Hauts-de-Seine. Mais le gouvernement nous a dit : on va passer de 373 à 400 euros pour la zone 1 (Paris/Hauts-de-Seine), et à 50 en grande couronne. Le différentiel n’est que de 350. Cela ne sert à rien. La preuve, le nouveau système a été mis en place au 1er janvier 2016 et les pires chiffres ont été enregistrés au premier semestre 2016… C’est pourquoi je soutiens une RCB de 1 500 euros en zone 1.
VR&T. Quel est l’effet sur les transports de cette disparité ?
J. B. Le RER A est frappé de plein fouet. Les responsables de transport travaillent sur le RER A, et travaillent bien. Mais on ne peut pas résoudre ces questions simplement par le transport. Le tronçon central du RER A se vide et va se vider encore plus avec le Grand Paris Express (GPE). Le problème, c’est l’est. Pas la branche Boissy, mais la branche Marne-la-Vallée, qui va connaître une nouvelle augmentation massive, alors que la fréquentation a déjà considérablement augmenté. On va mettre partout des rames à deux niveaux. Mais, si cela continue, cela ne va pas suffire et le RER A va péter comme un bouchon de champagne !
Le RER D Sud est aussi très exposé. Pour le soulager, il faut que la ligne 18 du GPE soit prolongée à l’est, il faut des missions en plus entre Melun et la gare de Lyon, du matériel neuf. Il y a aussi de bonnes idées d’exploitation à mettre en œuvre, mais c’est loin de résoudre toute la question. Le RER D connaît une forte croissance par an, et c’est une catastrophe, sur la branche sud.
Le B a moins de problème, en terme d’équilibre, avec Massy qui est dynamique. Le E ne subit pas de tels problèmes.
VR&T. Si votre réforme est de bon sens, pourquoi ne l’adopte-t-on pas ?
J. B. Il y a une pression de la CCI, qui veut que l’on mise tout sur le grand quartier d’affaires. Le cœur de l’analyse de la droite – en fait, pas de toute la droite, car à l’est, ils ne voient pas les choses comme ça – c’est de tout miser sur le CAC 40, les Hauts-de-Seine, Issy-Boulogne, la Défense.
VR&T. N’y a-t-il pas non plus la crainte de taxes supplémentaires ?
J. B. Le produit de la taxe n’est pas ce qui compte. Elle rapporte 100 à 150 millions par an. Il n’est pas question de l’augmenter massivement, ce serait un mauvais signal économique.
VR&T. J’ai bien compris que la solution ne peut pas venir uniquement du transport mais, tout de même, le Grand Paris Express va venir à la rescousse ?
J. B. C’est un problème que le GPE ne résoudra pas. Il pourrait même accompagner un déséquilibre est-ouest plus important, par sa desserte des Hauts-de-Seine. Et, à l’est, les missions du RER A qui sont les plus exposées sont au-delà du Grand Paris Express comme, par exemple, Chessy. Pour le transport, les effets de ce déséquilibre sont catastrophiques. Socialement aussi. En Seine-et-Marne, si vous n’avez plus un seul emploi, à terme, cela fait des Grigny ou des Clichy-sous-Bois.
Propos recueillis par
François Dumont
* Indice du prix des logements rapporté au revenu par ménage. Cet indice a longtemps peu bougé, de plus ou moins 10 % par rapport à une base 100 en 1965, formant ce qu’on appelle le tunnel de Friggit, NDLR.
Vélo, déséquilibre est-ouest : les deux dossiers clés de Jacques Baudrier
Elu du XXe arrondissement, conseiller de Paris (groupe Communiste-Front de gauche), Jacques Baudrier est depuis avril 2014 délégué à l’Architecture et aux Grands projets de renouvellement urbain à la Mairie de Paris. Il a auparavant été adjoint, de 2008 à 2014, auprès de la maire du XXe arrondissement, en charge de l’Urbanisme et de l’Architecture. Fonctionnaire territorial, directeur de l’Aménagement du Val-de-Marne, il est depuis mai 2014 président du conseil d’administration de la SemParisSeine. Cet administrateur du Stif a deux grands dossiers de prédilection : le déséquilibre est-ouest de la région Ile-de-France, comme en témoigne cet entretien, et le développement du vélo dans la région.