Lutte contre la fraude. Le nouvel enjeu des transports publics
Lutte contre la fraude. Le nouvel enjeu des transports publics
Est-ce un mal français ? On estime à environ 10 % le taux de fraude en moyenne dans notre pays. Mais ce chiffre, déjà élevé, cache de vraies disparités puisqu’il peut aller de 5 % dans un petit réseau de province ou sur certains bus où on valide devant le conducteur, à 20 %, voire bien plus, dans certains tramways où on rentre et on sort comme dans un moulin.
Tout cela a un coût très conséquent : 500 millions d’euros de manque à gagner pour les réseaux de transport public urbain, dont 100 millions d’euros pour la RATP et 300 millions d’euros pour la SNCF. Des sommes qui permettraient, se plaisent à répéter les acteurs du secteur, d’acheter une cinquantaine rames de métro, ou encore 150 rames de tramways…
Dans la période actuelle de disette budgétaire, la lutte contre la fraude apparaît donc comme un enjeu stratégique pour bon nombre d’entreprises, comme Keolis par exemple qui en a fait une de ses priorités. Elles sont désormais entendues par les élus qui commencent à prendre conscience de l’importance du phénomène et de ses répercussions. « Les collectivités nous suivent dans cette voie. Il y a une période où elles étaient moins focalisées sur cette question. Désormais, elles mesurent mieux la perte de recettes liée à la fraude », résumait Frédéric Baverez dans une interview accordée à VR&T en août dernier. Preuve de ce nouvel engagement, Louis Nègre, le sénateur, maire UMP de Cagnes-sur-Mer, qui est devenu le nouveau président du Gart en septembre dernier, a décidé de faire de la question de la fraude une des priorités de son mandat.
La SNCF est aussi en train de peaufiner son plan anti-fraude. Parmi les pistes envisagées par Alain Le Vern, le patron des TER et des Intercités, qui porte aussi depuis quelques mois la casquette de Monsieur anti-fraude SNCF au niveau national, l’entreprise pourrait généraliser l’« accueil-embarquement » à chaque fois que cela sera possible. Un dispositif qui permet de ne pas laisser monter à bord les voyageurs qui n’auraient pas de billet. « Le libre accès aux trains atteint
ses limites », reconnaît d’ailleurs un contrôleur qui se dit favorable à son déploiement.
« La SNCF cherche aussi à renforcer les contrôles inopinés et à recourir davantage à la billettique dématérialisée », rappelle de son côté Roger Dillenseger, secrétaire général adjoint de l’UNSA-Cheminots. D’où la mise en place, dans les TER, de l’EAS (équipement agent seul), qui permet de faire circuler le train avec pour seul agent le conducteur et de mieux cibler les opérations de contrôle sur certains trains. Mais qui est regardé avec suspicion par certaines organisations syndicales qui demandent « un retour d’expérience » tandis que d’autres le refusent purement et simplement en arguant de la nécessité de maintenir une présence humaine à bord.
La SNCF a également décidé de raccourcir la durée de validité des billets de deux mois à 7 jours. Enfin, elle milite pour une augmentation du montant de l’amende et pour que le dispositif de recouvrement des amendes soit amélioré (aujourd’hui un PV sur 10 serait effectivement acquitté). L’entreprise nationale travaille sur la question avec plusieurs ministères, notamment pour faciliter l’identification des resquilleurs. Le 16 décembre, lors d’un comité national de la sécurité dans les transports, il a été décidé d’assouplir les règles permettant aux agents de sécurité d’opérer en civil. Il a aussi été décidé d’abaisser le nombre d’infractions successives à 5 pour caractériser le délit de fraude d’habitude. La réflexion ne s’arrête pas là. Tous les réseaux continuent à se poser les mêmes questions : Faut-il fermer les stations ? Mais alors comment ne pas entraver aux heures de pointe les flux de voyageurs qui se pressent aux tourniquets ? Ou alors doit-on multiplier les valideurs pour éviter l’argument de la machine cassée ? .
La solution ne pourrait-elle pas venir de chez nos voisins ? « Il faut être prudent car derrière tout cela, il y a une vraie approche culturelle. Les mentalités ne sont pas les mêmes partout », estime Jean-Philippe Lally, le directeur général de la CTS. L’Union internationale des transports publics fait toutefois une remarque de bon sens. Elle pointe dans ses études que « le nombre de resquilleurs est inversement proportionnel au nombre de contrôleurs. Ce rapport change toutefois lorsqu’il est mis en relation avec une forte augmentation du nombre de contrôleurs et donc dans le cas d’investissements plus élevés ». L’UITP démontre aussi l’importance de la sanction dans la lutte contre la fraude. En clair, les réseaux qui investissent vraiment, notamment en moyens humains, en recueillent les résultats. La tendance à l’automaticité des guichets et à la diminution des personnels dans les gares et dans les trains va-t-elle dans ce sens ?
Marie Hélène POINGT
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Comment compte-t-on les fraudeurs ?
En matière de taux de fraude, il y a plusieurs façons de compter : apparent, dénombré, enquêté… De quoi y perdre son latin ! Le taux de fraude apparent, parfois choisi pour communiquer, n’est autre que le rapport entre le nombre de PV dressés et le nombre de voyageurs contrôlés. Autant dire, trop dépendant de la manière dont sont menées les opérations de contrôles, et notamment de l’indulgence des agents.
A la RATP, on a pris le parti de poster des agents derrière les tripodes du métro et d’effectuer des comptages exhaustifs de ceux qu’on voit frauder en tous lieux et à différents horaires. « L’intervalle de confiance est de 0,2 et nous allons encore l’améliorer en examinant le cas des fraudeurs qui empruntent les portillons de service ou les passages élargis pour les fauteuils roulants pour pénétrer sur les quais du métro », assure Franck Avice, directeur Services, relations clients et espaces.
Mais la plupart des réseaux ont choisi de se fonder sur des estimations calculées à partir d’enquêtes. En clair, on interroge un panel de voyageurs – avez-vous déjà fraudé ? De quelle manière etc. ? – et l’on en déduit un taux plus proche de la réalité, et appelé « réel ». Inconvénient : l’enquête étant coûteuse, elle ne peut pas être mise à jour annuellement. Sur le réseau de Strasbourg par exemple, les contrôleurs font, tous les deux ans, des enquêtes sur le terrain, sans verbaliser, en interrogeant un échantillon de 17 000 personnes. Comme le sujet mérite d’être suivi d’encore plus près, la CTS envisage de passer à un rythme annuel. Mais dans ce cas, la taille de l’échantillon serait réduite pour des considérations budgétaires. Reste une question : comment être sûr qu’un fraudeur, s’il fait partie du panel, ne sera pas également un menteur ? C. N.
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Lutte contre la fraude. Les moyens déployés par les exploitants
Credo dans l’urbain : Il faut transformer le fraudeur en client !
Les groupes de transport développent tout un arsenal de mesures : validation systématique, présence renforcée d’équipes de contrôle, mais aussi politique commerciale ad hoc.
«L’expression de l’ex-président de la BCE, Jean-Claude Trichet, à propos de l’inflation est valable aussi pour la fraude : c’est comme le dentifrice, il est extrêmement difficile de faire rentrer dans le tube la pâte qui en est sortie » ! Cette image, rapportée par Frédéric Baverez, directeur général France de Keolis illustre bien la difficulté pour les réseaux à maintenir la fraude à un taux acceptable. Il ne faut jamais relâcher la pression, sous peine de la voir exploser. Les estimations à la louche de la profession chiffrent à 500 millions d’euros le manque à gagner annuel, dont 300 M€ pour la SNCF (TER et TET) et 100 M€ pour la RATP, selon le bilan annuel de l’UTP.
Un calcul qui pourrait bien être très en deçà de la réalité sachant que « gagner ne serait-ce qu’un point de fraude permet d’engranger plusieurs centaines de milliers d’euros de recette annuelle, la somme augmentant avec la taille du réseau », prévient Franck Geisler, président de Scat, société spécialisée dans la lutte contre la fraude, qui depuis 1998, intervient chaque année auprès d’une centaine de réseaux français, filiales des 4 grands groupes. Ce patron avoue une croissance régulière de son activité depuis 17 ans. « Le phénomène ne date pas d’aujourd’hui, mais la crise fait qu’on ne passe plus par-dessus. Les dotations des collectivités sont en baisse et les DSP sont titrés vers le bas. » A Strasbourg, par exemple, un point de fraude représente 500 000 euros. Si bien que faire passer la fraude de 10 à 0 % pourrait représenter 5 millions d’euros de recettes supplémentaires… en moyenne par réseau urbain.
La fraude est en tout cas, devenue un mal suffisamment inquiétant, dans un contexte économique de plus en plus contraint, pour que Keolis en fasse sa « grande cause nationale pour 2014 », et déterre la hache de guerre avec tout un arsenal de mesures anti-fraude. Chez Transdev, on répugne à parler de « lutte contre la fraude », expression qui laisse penser qu’on mise sur le tout répressif. On préfère l’incitation « car le fraudeur est aussi un client », explique Franck Michel, directeur marketing et territoires France. Inciter à l’achat du titre, puis à sa validation passe principalement par des messages de responsabilisation pour le groupe qui estime que la triche sur ses réseaux lui coûte « plus de 60 millions d’euros par an ».
Paradoxalement, Keolis, qui exploite davantage de réseaux, en particulier des grands (Lyon, Lille, Bordeaux, Strasbourg…), ne chiffre le manque à gagner qu’à 30 M€ annuels. Tout en sachant que le taux de fraude réel est généralement quatre fois plus important que le taux apparent (voir encadré comment compte-t-on les fraudeurs ?). Le réel, estimé par enquête, se situerait généralement autour de 5 % pour un petit réseau, mais il peut atteindre jusqu’à 20 % dans les réseaux à tram, avec une moyenne autour de 10 %. En dehors du tramway, l’un des facteurs aggravants : le fait d’avoir cédé à la mode de la montée toutes portes dans les bus. « Le conducteur ne joue plus son rôle majeur de maintien du respect de l’espace bus », poursuit Franck Michel. Et même si l’on fait marche arrière en réinstaurant la montée par la porte avant, c’est difficile… « Sur 100 voyageurs, on sait qu’on trouve 10 fraudeurs invétérés, 10 personnes qui paient systématiquement et 80 fraudeurs d’opportunité, c’est sur ces derniers que nous axons nos actions », explicite-t-il. Au sein de cette large population, on trouve celui qui une seule fois n’aura pas eu le temps ou la monnaie pour acheter son titre, comme celui qui estime fréquemment que « c’est trop cher pour deux stations » ou encore celui qui ne paiera qu’exceptionnellement.
Par rapport à nos voisins européens, on ne ferait ni mieux, ni pire en la matière. Mais la différence tiendrait principalement dans la perception de faire quelque chose de mal. « On fraude l’Etat, c’est un sport national, et il n’y a pas de contrôle social des autres voyageurs », résume Franck Michel de Transdev. « Dans tous les sondages, la fraude apparaît comme un péché véniel, relève de son côté Frédéric Baverez. Mettre les pieds sur le siège ou arracher une fleur d’un jardin public sont perçus comme des actes plus répréhensibles… ». Explication : les gens ont l’impression de ne léser personne. « Il faut donc faire valoir l’enjeu économique, poursuit-il. Ainsi à Lyon, des adhésifs rappellent que la fraude correspond à l’achat d’une rame de métro ou de 10 bus par an… ». Histoire de rappeler que c’est toute la collectivité qui est en fait pénalisée par la triche de chacun. Dans ce très grand réseau, Keolis arrive à contenir la triche aux alentours de 10 %, un résultat honorable, fruit d’une pression permanente et de longue date. « Il faut lutter contre la fraude, car c’est à la fois un enjeu pour les finances publiques, un manque de citoyenneté et une demande des clients qui ne supportent pas de payer quand les autres ne le font pas, poursuit-il. La fraude contribue de plus au sentiment d’insécurité ».
L’inverse est aussi vrai : « une augmentation des ventes et des validations fait baisser les incivilités », rappelle Franck Geisler. Les méthodes employées pour améliorer les taux de fraude sont plus ou moins innovantes (voir celles de Keolis ci-après), mais dans tous les cas, « l’important, c’est de ne pas se voiler la face et de mettre les moyens sachant que la peur du gendarme est encore ce qui fonctionne le mieux », explique le directeur de la Scat. Une collaboration de longue date avec les Transports de l’agglomération de Montpellier (Tam), a porté ses fruits, le taux oscille encore entre 15 et 20 %, mais « ils sont partis de 25 %, rappelle-t-il. Les dégradations ont aussi baissé, cela apporte de la sérénité aux voyageurs qui payent, qui se sentent plus en sécurité ».
Dans les réseaux Transdev, on mise beaucoup sur la dissuasion, « qu’elle soit humaine, ce qui est essentiel, en impliquant les conducteurs ; matérielle, en évitant les réseaux ouverts et en plaçant au mieux les valideurs ; psychologique en rendant le contrôle visible et en enclenchant un cercle vertu, ou pédagogique via les campagnes », assure Franck Michel, le directeur territoires et marketing France. Lui ne parle pas du tube de dentifrice, mais rappelle que « la fraude est comme un matériau à mémoire de forme » et que seul un travail sur tous les fronts finit par payer. Malgré toute la communication et la pédagogie, la validation systématique à l’entrée dans le bus ou tram, mise en place dans 80 % des réseaux occasionne encore des triches, passibles d’une amende à 10 euros (contre 49,50 € sans les éventuels frais de dossier pour un défaut de titre).
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le taux de fraude n’est pas lié au taux de contrôle – généralement situé entre 2 et 5 %, mais au taux de recouvrement des PV, selon le responsable de Transdev. « Il faut faire en sorte que le recouvrement soit suivi, quitte à faire appel à une société spécialisée, conseille-t-il. Si on sait qu’en donnant une mauvaise adresse on n’est jamais retrouvé, on ne changera pas ses habitudes… A Reims, les contrôleurs ont une tablette reliée à la base de données des “ mauvais “
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Publié à 18:07 - Nathalie Arensonas
Publié le 20/01/2025 - Nathalie Arensonas