Dans un rapport publié il y a quelques jours par le site Fipeco, un magistrat de la Cour des comptes en disponibilité, François Ecalle, estime que la SNCF a coûté à la collectivité 16,7 milliards d’euros en 2020, soit une facture de 249 euros par contribuable. En 2018, dans un précédent rapport, ce fondateur de l’association Fipeco, également professeur à l’université de Paris 1, estimait le coût de la SNCF pour les contribuables à 14,4 milliards d’euros.
Malgré son CV impressionnant (il a enseigné à l’Ecole centrale de Paris, à l’Ecole nationale des ponts et chaussées, à l’ESSEC, à Sciences Po Paris et à l’ENA) et son expertise sur les comptes publics, cet énarque additionne des éléments de nature très différente, mêlant coûts d’exploitation, investissements sur les voies, financement du régime des retraites.
François Ecalle soulève de bonnes questions : la SNCF n’est-elle pas trop chère ? Plus que ses concurrents européens ? Que peut apporter la concurrence ? Mais il en oublie aussi : les investissements dédiés au ferroviaire sont-ils à la hauteur des besoins ? Une comparaison avec les autres modes de transport, et incluant tous les coûts y compris les externalités, ne s’impose-t-elle pas ?
L’objectif est louable et nécessaire, mais l’orientation de l’auteur, que l’on peut placer dans le camp des défenseurs de l’orthodoxie budgétaire, peut légitimement soulever des questions quant à la pertinence de ses conclusions. Nous avons demandé à la SNCF de réagir en donnant la parole à Laurent Trevisani, directeur général délégué Stratégie Finances du groupe SNCF.
Ville, Rail & Transports. Ce rapport additionne-t-il des choux et des carottes comme on peut le penser à la première lecture ?
Laurent Trevisani. Je ne sais pas si on peut parler de choux et de carottes. Mais ce que je peux dire, c’est qu’il additionne trois catégories de dépenses de nature très différente.
Sur les 16,7 milliards d’euros, 9 milliards correspondent aux subventions d’exploitation versées par les collectivités publiques dans le cadre de contrats de délégation de service public signés avec l’exploitant SNCF pour le transport ferroviaire dans les régions et en Ile-de-France. Historiquement, c’est la SNCF qui assure ces services. Mais ce sont les collectivités locales qui décident des moyens à mettre en œuvre, flotte, fréquence, tarification… Le prix des billets de train payés par les voyageurs ne représente que 25 % du coût réel, le reste est financé par une subvention versée à la SNCF. Ce modèle ne peut être assuré qu’avec de l’argent public.
Ces mêmes délégations de service public sont d’ailleurs pratiquées dans le transport public (pour les bus, le métro, le tramway…) et s’appliquent à Keolis, Transdev, RATP Dev… Comme c’est le cas dans d’autres pays comme l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre.
Le rapport additionne ce coût de 9 milliards aux sommes investies dans le réseau ferroviaire (c’est-à-dire dans les infrastructures, les gares et le matériel) qui atteignent 10 milliards d’euros annuels tout confondu.
Quant au déséquilibre du régime des retraites des cheminots, il est mécanique. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, il y avait près de 500 000 cheminots. Aujourd’hui, il y en a moins de 140 000. Les cotisations payées par les cheminots actifs ne permettent pas de couvrir toutes les pensions des cheminots à la retraite. Ce déséquilibre démographique est financé par la collectivité, comme c’est le cas pour d’autres systèmes de retraites, celui des Mines par exemple. Pour la SNCF, cela représente un peu plus de 3 milliards d’euros.
VRT. N’y a-t-il pas confusion entre SNCF et système ferroviaire ?
L. T. Effectivement, une grande partie de l’investissement va au système ferroviaire. Elle profite donc à tous les acteurs du rail, les transporteurs du groupe SNCF mais aussi les opérateurs de fret ferroviaire (Fret SNCF représente 50 % des parts) et de voyageurs. Citons notamment Trenitalia ou demain Transdev dans la Région Sud-PACA.
2,8 milliards sont consacrés chaque année à la régénération du réseau. Cette somme a été quasiment multipliée par 3 pour rattraper le retard pris dans le passé quand la collectivité favorisait le développement de lignes à grande vitesse, en y consacrant des moyens considérables au détriment du réseau existant qui a vieilli. Conséquence, aujourd’hui, l’âge moyen du réseau ferré en France est de 30 ans, alors qu’il est de 17 ans en Allemagne.
Chaque année, un milliard est aussi consacré aux 3000 gares pour mieux accueillir les clients. Les investissements liés aux achats ou à la rénovation de matériel roulant sont pris en charge pour moitié par les collectivités lorsqu’il s’agit de transport régional, et pour moitié par la SNCF lorsqu’il s’agit de trains commerciaux, en particulier les TGV. Ces dépenses nous permettent de mieux accueillir nos clients et d’améliorer nos services. Et montrent que nous préparons le futur.
VRT. Reste que la SNCF est considérée comme un groupe dont les coûts de production sont élevés. Et même en hausse. C’est ce que dit le rapport mais c’est aussi une critique entendue par ailleurs.
L. T. Je m’oppose à cette idée suggérée par le rapport. Des efforts de productivité et de performance significatifs sont mis en place depuis plusieurs années. Nous avons des objectifs de baisse des coûts de production et de frais de structure. Sur 4 ou 5 ans, nous avons réalisé 850 millions d’euros d’économies. Cela, tout en améliorant la qualité de service. Ces efforts de performance vont être poursuivis, de l’ordre de 300 à 400 millions d’euros par an jusqu’en 2024 au moins.
Dans le cadre de la réforme de 2018, nous avons pris des engagements financiers : être en cash flow libre positif en 2022. Autrement dit, au niveau du groupe, nous ne brûlerons plus de cash.
VRT. François Ecalle a estimé récemment sur BFM que le coût par voyageur-km est moins élevé dans d’autres pays européens.
L. T. Il faut être très prudent quand on fait des comparaisons avec les pays étrangers. Le réseau ferroviaire français dans toutes ses composantes (y compris les 3000 gares) est différent des autres. Prenons l’exemple de l’Allemagne, souvent citée en référence : si le nombre de kilomètres de lignes est assez comparable, le réseau allemand n’a pas un réseau à grande vitesse aussi développé que la France. Par ailleurs, on compte 40 villes de plus de 100 000 habitants en France, contre plus de 80 en Allemagne où la densification est bien plus importante. La réalité géographique est très différente.
Dans notre pays, il y a une vraie volonté des collectivités de desservir l’ensemble des territoires (dans laquelle d’ailleurs la SNCF se retrouve). Cela a un coût. La contribution financière des voyageurs n’est pas la même qu’en Allemagne et nécessite un apport d’argent public plus important.
VRT. Trouvez-vous de l’intérêt à cette étude ?
L. T. Je ne veux pas juger ce travail. C’est factuellement juste. Mais ce qui me frappe, c’est l’exploitation qu’on en fait.
On additionne des éléments qui n’ont rien à voir les uns avec les autres. Et quand on divise cette somme par contribuable et qu’on arrive à 249 euros, cela n’a aucun sens car on voit bien que ce système sert avant tout les politiques de transport mises au service du public. Ce service au public couvre l’ensemble du territoire national. Nous avons un territoire très vaste avec 30 000 km de ligne et 3000 gares desservies. Le maillage est très fin. Il permet de servir les politiques de territorialité voulues par les élus, avec une couverture très large pour ne pas laisser les territoires sans capacité de transport.
Du côté de la SNCF, nous cherchons à mieux servir ces politiques de service public et à utiliser cet argent public d’une façon optimale. Nous avons conscience que nous manions de l’argent public et que ce sont des sommes très importantes.
Nous ne sommes pas naïfs. Dans un contexte pré-électoral, que certains s’emparent de cette étude pour faire tel ou tel commentaire ne nous étonne pas. En revanche, ce qui me paraît important, c’est que les salariés en interne et le grand public soient correctement informés.
VRT. En défendant l’orthodoxie budgétaire, François Ecalle se fait le porte-voix de Bercy…
L. T. Je ne le pense pas. Je fréquente souvent les services de Bercy, qui ont une analyse assez fouillée comprenant bien l’ensemble des objectifs. Et, en tant que contribuable, je les comprends, ce sont les gardiens de l’utilisation des finances publiques et des grands équilibres pour la nation.
VRT. … ou peut-être de l’opinion publique ?
L. T. Une partie de l’opinion publique sans doute. C’est pourquoi il faut faire preuve de pédagogie. Je crois aux vertus de la répétition. Il faut expliquer à quoi sert cet argent public. Et continuer à rappeler que le transport ferroviaire est le mode le plus écologique, et sert les politiques publiques et la transition énergétique. Enfin, n’oublions pas le coût des autres modes et leurs externalités indirectes liées à l’insécurité, à la santé publique, aux catastrophes écologiques… Ce sont les meilleurs arguments pour dépasser les constats simplistes.
Propos recueillis par Marie-Hélène Poingt