Au
procès de l’accident de Brétigny, les 5 et 6 mai, c’était au tour des experts de s’expliquer sur leurs divergences d’analyses. On a beaucoup entendu les mots oxydation, corrosion, matage, écrouissage, martelage, brillance, fatigue, déformations plastiques… Autant de termes techniques précis employés par les experts qu’ils aient été mandatés par les magistrats enquêteurs après l’accident, ou cités comme témoins par les avocats de la SNCF.
Au point que la présidente du tribunal a dû demander des explications lexicales à Laurent Régnier, spécialiste métallurgique au Centre technique des industries mécaniques (Cetim) et auteur du rapport rédigé à la demande des magistrats instructeurs. « Quelle est la différence entre oxydé, corrodé, et fatigué ? », l’interroge-t-elle.
« L’oxydation intervient en premier et peut se retirer facilement avec un chiffon par exemple. La corrosion, elle, représente un début d’attaque de la matière. Elle ne peut pas partir simplement en frottant. Il faut un produit pour l’enlever et elle reste sur les mains lorsqu’on manipule des pièces corrodées », répond Laurent Régnier.
« Mais en combien de temps apparaît cette oxydation ? », lui demande de son côté Emmanuel Marsigny, l’avocat de la SNCF. « Ça dépend de l’environnement dans lequel se trouve le métal, s’il a plu… L’oxydation peut apparaître en quelques jours… »,
« Oui, mais combien ? Un jour ? deux ? trois ? Un mois ? Vous avez fait des tests ? », insiste l’avocat.
« Il aurait fallu reproduire exactement les mêmes conditions que les jours précédant l’accident », tente l’expert.
« Justement, je n’ai pas vu d’éléments dans votre rapport sur la météo des jours précédant l’accident. Si vous ne pouvez pas répondre, dites-nous : “Je ne sais pas!“ et nous en prendrons acte. »
Derrière ce qui pourrait apparaître comme des discussions sémantiques, il y a la question de la présence, ou non, de boulots serrant l’éclisse. Et notamment dans le trou n°3.
« Dans les scellés, il y avait 5 fûts (partie d’un boulon sans tête ni vis, ndlr) »,explique Laurent Régnier. « Or, à l’examen morphologique (à vue, sans microscope, ndlr) on s’est aperçu que deux de ces fûts présentaient les mêmes stries, qui correspondaient au trou n°3 », dans le rail.
Suit le compte rendu de l’expert qui a examiné des trous de l’éclisse. Tous les trous présentent une déformation plastique, plus ou moins prononcée, sur une partie de la circonférence de leurs faces internes.
« Mais comment est-ce possible avec des trous de 23 de diamètre, et des boulons de 20 ? », s’étonne Me Valent, un autre avocat de la défense.
« J’ai fait ces constatations », dit Laurent Régnier. « Je ne tire pas de conclusions. »
Deux autres experts mandatés pour la justice présentent leurs observations. « On remarque sur cette photo, qu’il n’y a pas de brillance sur le troisième trou, alors qu’elle est bien présente sur les autres », détaillent Michel Dubernard et Pierre Henquenet. La démonstration n’est pas convaincante pour la défense. « Vous vous appuyez sur une photo pour tirer des conclusions ? » s’étonne Me Marsigny. « Mais plus loin dans le rapport, une autre photo de cette éclisse montre des stigmates le trou n° 3. Comment vous l’expliquez ? ».
« Mais on s’appuie sur les éléments fournis par les enquêteurs !», se défendent Michel Dubernard et Pierre Henquenet. « Ce sont les seules photos dont on dispose. Elles ont été prises très rapidement après l’accident. Elles proviennent des juges enquêteurs, les seuls autorisés à être sur les lieux ».
Un à un, la défense cherche à démonter les éléments de l’accusation, selon laquelle un processus lent de dégradation lié à une rupture «
par fatigue » des boulons de
l’éclisse ainsi qu’à la propagation d’une fissure combinée à une surveillance défaillante des agents de la SNCF a conduit à l’accident. Dans cette longue bataille d’experts qui s’est engagée, elle cherche à convaincre que les conclusions des experts judiciaires manquent de rigueur scientifique. On savait que le procès serait d’une haute technicité. On se demande s’il permettra un jour d’expliquer le drame.
Yann Goubin