Partenaire de la compagnie Ethiad Rail, le Français a relevé le défi de faire rouler dès l’an prochain des trains de passagers entre Abou Dhabi et Dubaï. Le réseau ferré, créé il y a moins de dix ans, n’assure aujourd’hui que du fret ferroviaire.
Les premiers bâtiments apparaissent enfin au bout d’une route construite spécialement pour assurer leur accès. D’un côté, Abou Dhabi est à une cinquantaine de kilomètres, de l’autre, les lumières de Dubaï s’aperçoivent au loin.
Les voitures sont rares à s’aventurer jusqu’à ce dépôt gigantesque, que desservent une route, mais surtout douze lignes de voies ferrées. Ce centre de maintenance est au cœur du réseau ferroviaire des Emirats arabes unis, qui regroupent sept pays. Il est opéré par Ethiad Rail, maitre d’ouvrage et exploitant, qui a choisi Keolis pour l’accompagner dans un projet inédit : lancer des liaisons pour passager en train entre Etats du Golfe.
Jusqu’à ces dernières semaines, le dépôt n’accueillait que des trains de marchandise. Aujourd’hui, il abrite une partie du matériel roulant neuf commandé par la compagnie émiratie. Sous le hangar principal, trois trains fabriqués par l’espagnol Caf et quatre par le chinois CRRC ont été livrés et attendent une mise en service désormais imminente.
L’offre ferroviaire qu’Ethiad Rail s’apprête à lancer est une grande première pour le Golfe. En matière de transport, l’aérien a longtemps été au centre du modèle de croissance régional, tiré par le développement de compagnies aériennes puissantes. Ouvrir des lignes est aussi un défi pour des territoires où vivent 36,5 millions d’habitants, pour qui la voiture occupe une place incontournable, bien au-delà de sa fonction de mobilité. Elle est symbole de statut social, de puissance et les sports automobiles constituent un loisir majeur pour une partie de la population. « Proposer un service ferroviaire va redéfinir la façon dont les habitants se déplacent à travers le pays », explique Shadi Malak, le PDG d’Ethiad Rail.
Impulsé par Abou Dhabi, le projet ferroviaire mobilise des moyens considérables de la part des pays du Golfe. Il nécessite aussi des expertises techniques extérieures pour l’ensemble des activités d’exploitation du réseau. Face à plusieurs concurrents, dont l’allemand DB, le français Keolis a réussi à placer ses pions. C’est lui qui exploitera le nouveau service dans une co-entreprise avec Ethiad Rail : Ethiad Rail Mobility.
Un salon du ferroviaire qui attire le gratin
Fin septembre, la deuxième édition du salon GlobalRail, organisée à Abou Dhabi par Ethiad Rail, a rassemblé tout l’écosystème mondial du transport ferroviaire. Parmi eux, des exposants français comme Systra ou Alstom et leur PDG, des constructeurs chinois ou japonais. Le rendez-vous a aussi été l’occasion d’officialiser la création de la joint-venture.
Pour Keolis, le contrat s’étend de la mise en service du matériel à sa maintenance, en passant par l’ensemble des opérations « commerciales » et d’exploitation.
Les discussions ont été notamment menées par les équipes du français basées au Moyen-Orient. La filiale de la SNCF opère depuis 2021 le tramway et le métro de Dubaï, plus long réseau automatique au monde. Elle a également assuré son prolongement pour l’exposition universelle Dubaï 2020. En 2017, Keolis avait déjà remporté le contrat d’exploitation et de maintenance des métro et tramway de Doha et géré les pics de fréquentation lors de la coupe du monde Fifa en 2022.
« Avoir des équipes locales a facilité notre positionnement comme acteur de référence et nous a permis de démontrer beaucoup de réactivité dans les négociations », décrypte Laurence Broseta, directrice générale internationale de Keolis, venue à Adou Dhabi pour la signature du contrat. La patronne du groupe, Marie-Ange Debon devait à l’origine tenir le stylo. Mais l’annonce de sa probable nomination à la tête du groupe La Poste, trois jours avant le rendez-vous, l’a poussée à renoncer au déplacement.
Le choix de Keolis valide aussi les fortes compétences du groupe français dans le ferroviaire et les ressources qu’il est capable de mobiliser pour respecter l’agenda fixé par son partenaire. La température caniculaire qui écrase encore, en ce début d’automne, la péninsule arabique, n’est pas la seule à provoquer la surchauffe des équipes de Keolis. Elles sont engagées, depuis juillet, dans une véritable course contre la montre.
Ethiad Rail veut ouvrir le service début 2026, malgré le nombre de chantiers à mener. La réussite du lancement commercial sera déterminante pour une population qui s’est jusque-là passée du train, malgré une congestion chronique de son réseau routier, sur certains axes, dont le plus fréquenté, entre Abu Dhabi et Dubaï, 140 kilomètres. L’exploitant du réseau a aussi mis la barre très haut, en visant « un service d’excellence, performant et exemplaire », s’adressant notamment à une clientèle affaire.
Premiers trains en 2016
La circulation de trains dans les Emirats remonte à moins de dix ans à peine. En 2016, Ethiad Rail lance une première ligne pour faire circuler des convois de wagons-citernes contenant le soufre granulé qu’il faut évacuer des sites d’exploitation de pétrole. En parallèle, les Emirats poursuivent l’extension de leur réseau. Les travaux débouchent en 2023 sur 900 km de voies ferrées, toutes clôturées, pour éviter les intrusions de la faune des sables. « Il peut s’agir de gazelles ou encore de singes des montagnes, et quand vous en voyez eux, c’est qu’il y en a dix qui arrivent », raconte l’un des responsables du centre de maintenance. Des bédouins qui parcourent toujours le désert, peuvent aussi être surpris par cette infrastructure nouvelle, qui relie les états entre eux, mais aussi une douzaine de sites industriels, commerciaux ou portuaires. A terme, le réseau émirati prévoit de raccorder l’Arabie saoudite à Oman.
Pour le lancement du service passagers, un premier tronçon de 246 kilomètres a déjà été défini. Quel sera le prix des péages dont devront s’acquitter les trains ? C’est l’une des questions encore en négociations et l’un des points qui permettra de définir la tarification du futur service.
Une certification pour chacun des sept pays de l’union
Retour au dépôt, où quelques rares visiteurs de GlobalRail ont pu venir constater l’avancée du projet. Dans une salle de classe, de futurs conducteurs découvrent pour certains, leur nouveau métier et les joies du simulateur. Les ingénieurs mènent les tests du matériel roulant déjà réceptionné, qui suit une procédure de certification et d’homologation complexe, que les Européens connaissent bien : chacun des sept Etats a sa propre réglementation.
Les Emiratis ont d’abord porté leur choix sur le train bidirectionnel de Caf. Il est composé de deux locomotives diesel-électrique et de cinq voitures d’une capacité de 369 passagers. Le contrat avec l’espagnol a été signé en juin 2022. En janvier 2023, l’Emirati a fait appel à un second fournisseur, le chinois CRRC, – qui lui avait déjà livré des trains de fret -, toujours pour un train de type « push-pull ». L’espagnol aurait eu du mal à suivre les cadences de livraison promises à son client. Le contrat total porterait sur plus de 40 trains.
Garés côte à côte, les trains de Caf et de CRRC se distinguent aisément. Le design du chinois a ses fans, celui de l’espagnol les siens.
A bord, les deux trains sont quasiment identiques. La compagnie a opté pour quatre classes : business, famille, famille-standard et standard. Avec ses larges rangées de trois sièges en cuir, aux surpiqûres rouges élégantes, la business sera la vitrine de la compagnie. A priori, aucun contrôleur ne montera à bord, ce qui implique un système de billettique performant. Les prévisions de trafic restent confidentielles. « Nous avons analysé toutes les études de transport modal réalisées par notre partenaire et établi nos propres hypothèses », indique Laurence Broseta.
Le train roulera à une vitesse maximale de 200 kilomètres. Le matériel a été conçu pour un environnement désertique et des températures de plus de 55 degrés. Ces conditions « extrêmes » n’ont pas l’air d’inquiéter les équipes de Keolis. Un sujet les préoccupe : les premiers et derniers kilomètres. Le réseau émirati ne compte pas encore… de gares de passagers. Abou Dhabi comme Dubaï sont des mégacités qui s’étendent sur des dizaines de kilomètres et la voie ferrée n’est proche d’aucun centre urbain. « Où que soit implantée une gare neuve, ce n’est jamais le bon endroit, philosophe Laurence Broseta, on l’a bien vu, en France, avec les gares TGV. L’une de nos missions sera justement de proposer une gamme de solutions de connexion ». L’une d’entre elles passe par la mise en place de raccordements via un réseau de navettes. Keolis sait faire, mais le temps presse et les Emirats ne sont pas décidés à revoir le calendrier. Ils ont même déjà émis un nouveau billet de 100 dirhams sur lequel est imprimé … un train de passagers signé Ethiad Rail.