Avec 90 % des circulations des TGV assurés durant ce pont du 8 mai par la SNCF, la grève des contrôleurs ne produit pas les effets escomptés par le Collectif national des ASCT (CNA) qui espérait un mouvement massif comme il en a organisé dans un passé récent. Retour sur l’évolution de ce Collectif des contrôleurs qui met la pression sur la SNCF en se méfiant des syndicats traditionnels pourtant indispensables pour mener les négociations avec la direction de l’entreprise.
Les 140 contrôleurs de TGV basés à Marseille se connaissent tous. Ils passent leurs journées ensemble et une dizaine de nuits par mois, loin de chez eux, à partager leurs repas et à se raconter leur vie. Des amitiés sont nées entre collègues et l’envie d’avoir un groupe de discussions a germé. « C’est une adhérente de la CGT qui était dans un groupe Whatsapp qui a eu l’idée. Elle ne savait pas trop comment faire et m’a demandé de m’en occuper », raconte Olivier. A l’époque, le contrôleur marseillais n’est présent sur aucun réseau social. Il est très loin du profil de geek, juste un employé « toujours bien noté par ses chefs », assure-t-il. Il va devenir un porte-parole d’un mouvement social inédit au sein de la SNCF.
Sur la boucle WhatsApp, les agents de service contrôleurs trains, les ASCT, commencent à commenter les difficultés de leur métier et ses spécificités par rapport aux autres cheminots. « Notre vie n’a rien à voir avec celle des conducteurs par exemple. On vit des choses que l’on ne peut partager qu’entre nous », justifie Olivier en évoquant les relations parfois tendues avec les passagers, la gestion des retards, les suicides sur les voies, …
Très vite, le groupe marseillais va élargir son club à de nouveaux membres, toujours contrôleurs, mais de toute la France, rencontrés aux hasards des « découchés ». Le nombre maximal de 450 invités sur le même fil de discussion est vite atteint. Il faut créer de nouvelles boucles. Les débats y sont libres, ouverts. Quelques membres se chargent de la modération quand le ton devient trop agressif ou même insultant.
L’audit social qui enflamme le réseau
En 2022, une consultation lancée par la direction sur les irritants du métier de contrôleurs va enflammer le réseau. L’échantillon de cheminots invités à partager leur expérience dans des groupes de travail, déballe difficultés et frustrations. Et partage sur WhatsApp la nature des échanges avec les « auditeurs » de la direction. « On a bien vu que personne n’était au courant de ce que l’on vivait au quotidien ». « Atout Bord », le nom de ce qui devait être un programme de veille sociale, tourne au fiasco. La naïveté de leurs interlocuteurs alimente la certitude des contrôleurs : leur mal-être au travail n’est pas reconnu par la direction. « Aucun cheminot n’a les mêmes contraintes que nous et nous n’avons pas le même déroulement de carrière que les autres », tranche Olivier.
A partir de ce printemps 2022, l’initiative marseillaise se transforme en collectif national ASCT, rebaptisé CNA, autour d’un constat partagé : les dirigeants du groupe ne mesurent pas leur malaise. La responsabilité des organisations syndicales est elle aussi mise en cause. Le collectif estime avoir un raisonnement très pragmatique : si les dirigeants ne mesurent pas les attentes des contrôleurs, c’est que le dialogue social mené par les syndicats ne fonctionne pas.
8000 contrôleurs concernés
La série de boucles WhatsApp va être complétée par un site Facebook. « Il va nous permettre de gagner en visibilité, de devenir plus global, massif et finalement d’exploser », souligne le porte-parole du CNA. Le groupe de Marseillais, qui ne compte aucun militant syndical, mais des « employés lambda » propose une rencontre à toutes les organisations syndicales du groupe : CGT, CFDT, FO, Sud. « Certaines nous ont pris de haut, d’autres avec méfiance…. Une représentante nous a même dit, ça fait des années que l’on vous attendait », raconte Olivier. Le nombre de demandes d’inscription sur le réseau grimpe à 150, voire 300 par jour. La colère monte. L’appel à la mobilisation devient plus appuyé. Il faut un syndicat officiel pour porter un mouvement. « Théoriquement, nous étions pieds et poings liés pour lancer une grève… Mais on a dit aux syndicats, avec ou sans vous, on va se rebeller ». Le CNA contacte directement chaque organisation et en parallèle, propose la création d’une intersyndicale. Sa stratégie va s’avérer payante.
Avec les élections qui arrivent, aucune organisation ne peut se permettre de passer à côté du mouvement qui enfle au sein d’une population de près de 8000 salariés. Toutes les voix vont compter lors du prochain scrutin. Alors rallier les contrôleurs est plus pertinent que risquer de les décevoir. Les ACST savent qu’ils sont indispensables à toute grève. Ce sont les seuls, avec les mécanos, qui peuvent empêcher les trains de rouler. Leur taux de mobilisation est aussi généralement supérieur à ceux d’autres métiers de l’entreprise au point de susciter dans la corporation le sentiment d’être « de la chair à canon ». Lors de la dernière grève, pour les retraites des cheminots, beaucoup ont cessé le travail au-delà de dix jours, soit bien plus que la majorité de leurs collègues …
En décembre 2022, le tout premier appel à la grève de la CNA est soutenu par tous les syndicats à l’exception de la CGT qui explique ne jamais s’engager dans un mouvement « catégoriel ». « Elle l’a quand même fait pour le fret », remarque, amer, Olivier. La grève est un succès pour le CNA avec des taux de grévistes qui frôlent ou atteignent 100% chez Eurostar, Ouigo, InOui. Les contrôleurs en concluent qu’ils avaient raison, que leur mécontentement n’était pas surjoué. « Il n’y a aucun sujet d’égo là-dessous. On a juste fait le boulot des OS ».
Le malaise est loin de s’être dissipé avec la première grève. En position de force, les contrôleurs veulent profiter de la dynamique pour obtenir une liste de revendications qui mêle à la fois salaires, parcours de carrière, organisation du travail, … et reconnaissance. Ils reprochent à la direction de les flatter d’un côté, en les présentant comme la vitrine de la compagnie, mais de ne jamais manquer une occasion de leur taper sur les doigts pour l’absence d’un badge ou d’une casquette, de les « fliquer comme des enfants » par des clients mystère Un irritant est aussi toujours là : l’accès à la fameuse position 22 dans la hiérarchie du groupe, à laquelle aucun contrôleur ne pourraient selon eux accéder.
Pour la mobilisation nationale contre la réforme des retraites mi 2023, les syndicats comprennent qu’ils ne peuvent pas se passer des contrôleurs. Ces derniers attendent les instructions du CNA sur les réseaux sociaux. La grève de Noël 2022 n’est plus le « one shot » que les Marseillais avaient imaginé. Un canal direct de discussions est désormais ouvert avec la direction. Les contrôleurs comprennent qu’une brèche est ouverte sur les accords sur la fin de carrière. Jean-Pierre Farandou promet une amélioration du dispositif existant, qu’il va finalement accorder. Mais pourquoi s’arrêter là alors que la base continue de pousser ? Les contrôleurs ont pris la mesure d’un rapport de force qui penche en leur faveur. Le mouvement s’estime plus efficace que les syndicats, « ces entreprises tenues par des permanents salariés » qui comptent bien dans leurs rangs des représentants des contrôleurs, « mais dont la plupart ne sont pas montés dans un train depuis dix ans », soupire Olivier.
L’appel à la grève de mai est un nouveau test pour le CNA, mais le collectif se projette déjà après les 9,10, 11 mai. Rien ne filtre des réseaux sociaux dont l’accès est réservé aux seuls contrôleurs mais depuis Marseille, on promet déjà un prochain mouvement « bien plus méchant » .