Alors que venait de paraître le dernier volet du rapport du GIEC — et en pleine période électorale — VR&T a rencontré l’économiste Yves Crozet. Les rapports successifs, estime-t-il, ne laissent plus de part au doute. Maintenir le réchauffement en deçà de 1,5° d’ici la fin du siècle est devenu tâche quasi impossible. Et tout l’arsenal de mesures évoquées jusqu’à présent pour entraver le réchauffement vont déjà se révéler utiles pour s’adapter à la vie selon la nouvelle donne climatique. Non sans douleur.
Ville, Rail & Transports : Le dernier volet du 6ème rapport du GIEC a été publié le 4 avril. Le GIEC nous dit : vous n’avez plus que trois ans pour agir, après, il sera trop tard. Comment recevez-vous cet avertissement ?
Yves Crozet : Les rapports sont de plus en plus alarmistes, à juste titre. Il y a dans le dernier rapport du GIEC plusieurs scénarios. Un seul est optimiste. Si on fait bien les choses, on se limite à un réchauffement de 1,5°. Les autres sont plus pessimistes, menant à +3° et au-delà. Or les dérèglements ont des impacts plus que proportionnels à la hausse des températures. Comme le scénario optimiste est de moins en moins probable, le réchauffement aura de graves impacts. Face à ces menaces, les mesures prises ne sont pas à la hauteur puisque les émissions continuent de croître à l’échelle mondiale. Même dans des régions qui font des efforts comme l’Union européenne, les émissions baissent trop lentement, notamment celles des transports. En France, les émissions du transport terrestre sont pratiquement revenues au niveau de 2019, nous dérivons de la trajectoire de la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC).
VRT : Des mesures sont prises, tout de même…
Y. C : Oui mais elles ne sont pas à la hauteur des enjeux car elles ciblent surtout le cœur des agglomérations. Il en va ainsi des Zones à Faibles Emissions (ZFE). Elles vont réduire localement les émissions de polluants et de CO2. Les véhicules de livraison seront bientôt électriques. Mais l’impact général sera aussi modeste que le développement de l’usage du vélo, réel mais prenant essentiellement de la clientèle aux transports en commun et à la marche à pied. Or, la circulation automobile dans les centres des villes — là où il y a des vélos — représente peu de choses. Les données récemment publiées par l’Enquête Nationale Transports Déplacements (ENTD) montrent que les déplacements ayant pour origine et destination les communes au centre des villes ne représentent que 7% des passagers-km alors que 40% correspondent à des déplacements ayant pour origine ou destination la seule périphérie des agglomérations.
VRT : Peut-on rectifier le tir ?
Y. C : Ce sera difficile car il y a une erreur de communication en matière climatique. Comme l’ont montré les programmes électoraux, les projets des uns et des autres affirment qu’il y des solutions à portée de la main pour peu qu’on y mette l’argent nécessaire : on va vous aider à changer vos chaudières, à acheter une voiture électrique, à isoler vos logements… Tout ceci est nécessaire mais laisse croire que la transition écologique sera sans douleur, voire heureuse puisqu’on nous affirme que la « croissance verte » va créer des emplois. Mais c’est tout simplement faux. Lors de la conférence qu’il a donnée en janvier 2022 au Collège de France, mon collègue Christian Gollier a utilement rappelé qu’il serait plus juste d’annoncer la sueur le sang et les larmes. La transition, si elle a lieu, sera très douloureuse.
VRT : Moins douloureux tout de même que de ne rien faire…
Y. C : Certes, c’est ce qu’a indiqué récemment ma collègue Céline Guivarch, membre du Groupe International des Experts sur le Climat (GIEC). Elle a rappelé que le coût des efforts à consentir pour réduire les émissions est inférieur au coût de l’inaction et donc inférieur au coût des dommages provoqués par le changement climatique. Cette affirmation est juste mais elle est trompeuse car elle oublie de dire que compte tenu du coût extrêmement élevé des dommages, le coût de l’action contre le réchauffement sera certes plus faible, mais également très élevé. Un peu comme si on vous propose de vous couper les deux bras, pour éviter d’avoir la tête tranchée.
Or, face à la récente flambée des prix des carburants, les décideurs publics, partout en Europe, ont cherché à en réduire le coût pour les ménages et les entreprises, de transport routier entre autres. Personne n’était prêt à se couper un bras car, selon l’expression d’Alain Sauvant du CGEDD : le coût de la transition écologique en matière de mobilité représente pour beaucoup de ménages un « risque systémique ».
Si vous habitez à plusieurs dizaines de km de votre lieu de travail, qu’il en va de même pour votre conjoint, que votre famille et vos amis habitent loin, vous avez besoin d’une voiture, ou deux, pour vous déplacer. Le carburant à 2,50 ou 3 euros le litre est un risque systémique, tout comme l’achat d’une voiture électrique à 40 000 €.
Je suis donc très surpris qu’on continue de laisser croire à la transition heureuse. Il est vrai que nous sommes en période électorale mais je doute que les choses changent après les élections. En France comme en Europe, on va se polariser sur l’électrification du parc automobile. C’est nécessaire, mais la voiture électrique ce n’est pas la neutralité carbone, surtout si les batteries sont faites en Chine et que l’électricité utilisée pour les recharger est carbonée.
VRT : Il y a tout de même certaines avancées technologiques. Jusqu’à quel point peuvent-elles nous aider ?
Y. C : Dans une perspective d’ingénieur, ce qui domine est le paradigme de la substitution : remplacer le pétrole par les agro-carburants (qu’il ne faut pas appeler biocarburants), les chaudières au fioul par des pompes à chaleur et les moteurs thermiques par des moteurs électriques. Ce n’est pas stupide, mais oublie les effets rebonds. En Allemagne des milliards ont été dépensés pour l’isolation des maisons, mais les ménages en ont profité pour accroître la température des logements. La consommation d’énergie a peu diminué.
Cet effet rebond est encore plus net en matière de mobilité. Ainsi, les progrès techniques dans l’automobile se sont traduits par un accroissement du poids et de la puissance des véhicules. La baisse tendancielle du coût de l’auto-mobilité s’est traduite par une baisse régulière du taux de remplissage des voitures. De nombreuses études ont montré que le télétravail se traduit in fine par une augmentation des distances parcourues car il libère du temps pour d’autres déplacements et incite à allonger la distance entre le domicile et le lieu de travail.
Le paradigme de la substitution rencontre donc de sérieuses limites ce qui donne du crédit à un autre paradigme, celui du rationnement et donc d’une action sur les quantités.
Dans les transports, d’ailleurs, chaque fois qu’on a eu un problème, l’action publique a recouru à certaines formes de rationnement : ceinture de sécurité, ronds-points, baisse des vitesses, normes pour les carburants et les moteurs etc. La mortalité routière n’a pas disparu, mais elle n’a pas été réduite en augmentant le coût de l’automobile, mais en limitant les vitesses et la consommation d’alcool.
La récente et brutale hausse des prix des carburants est venue nous rappeler, après les Gilets jaunes, que la baisse des émissions de gaz à effet de serre ne peut se faire par la seule action sur les prix. Mais l’action sur les quantités a aussi ses limites.
VRT : Agir sur la quantité, n’est-ce pas ce que propose le Forum Vies Mobiles (FVM) ?
Y. C : Oui, mais, comme quand on dit que l’action pour le climat est moins coûteuse que les impacts du réchauffement, le FVM laisse entendre qu’il est aisé de changer les modes de vie… Dans leur récent ouvrage, Pour en finir avec la vitesse, ils se polarisent sur la vitesse physique mais oublient le rôle clé de la vitesse économique. Avec une heure de travail, un Smicard peut s’offrir aujourd’hui, même à 2 euros le litre, 4 fois plus de distance en voiture qu’avant le premier choc pétrolier.
Les vitesses physiques porte-à-porte ont déjà beaucoup baissé sur les routes, et même pour les voyages aériens du fait des contrôles de sécurité, mais la demande pour le transport aérien a explosé depuis 30 ans (+ de 3% par an) parce que les prix ont fortement diminué et donc que le pouvoir d’acheter de la mobilité a augmenté.
Or le pouvoir d’achat a été un des thèmes majeurs de la campagne électorale. Est-on prêt à y toucher ? Pour résumer, je dirais que les questions climatiques nous forcent, si on veut les traiter, à prendre des mesures extrêmement rigoureuses, combinant action sur les prix et sur les quantités. On vient de voir depuis six mois que ces mesures, quand la conjoncture force à les prendre, posent des questions majeures d’acceptabilité, et donc qu’on n’y arrivera pas sans douleur.
VRT : Vous paraissez d’un pessimisme radical…
Y. C : Pessimisme sans nul doute car ce que nous dit implicitement le rapport du GIEC est que le vrai enjeu, maintenant, c’est l’adaptation. Le changement climatique sera une réalité, violente en certains endroits du globe, moindre dans d’autres. Mais partout il faut se préparer. Pas seulement en montrant des glaciers qui fondent ou des déserts qui progressent mais en expliquant ce qui va se passer concrètement. Je prends l’exemple de ma communauté de communes, entre la vallée de la Loire et les monts du Beaujolais. Il y a 50 ans, il y pleuvait beaucoup. Nous savons désormais qu’en 2030 – 2035, nous aurons le climat actuel d’Aubenas, en Ardèche. Depuis plusieurs étés déjà, la ressource en eau a été dans ma commune, pourtant très verte (bois et prairies), proche de la rupture. Cela implique de nouvelles missions pour les collectivités territoriales et de nouvelles contraintes pour les ménages. Comme c’est désormais évident pour tout le monde, ces changements sont entrés dans les mœurs.
VRT : Mais si l’objectif devient l’adaptation plutôt que l’atténuation, la liste des mesures qu’on avance aujourd’hui — développer la marche, le vélo, le co-voiturage, le véhicule électrique, les transports en commun, densifier la ville — cette liste ne doit-elle pas être revue ?
Y. C : Non car ces moyens sont ceux qui vont s’imposer quand progressivement, au vu des effets évidents du réchauffement, l’acceptabilité des mesures contraignantes sera plus largement partagée. Ces solutions sont aussi celles qu’il faut adopter face à un monde où l’énergie coûtera plus cher, où la mobilité aura quitté le monde du toujours plus.
Il est fréquent aujourd’hui de dire que nous entrons dans un monde fini. Cela ne signifie pas que ce qui nous attend est au mieux le statu quo et au pire une régression vers le mode de vie des Amish. Le progrès technique va se poursuivre, mes petits-enfants, qui connaîtront le XXIIème siècle, auront à leur disposition des outils et activités que je ne peux pas imaginer. La vie va rester une affaire très stimulante. Mais cela se fera dans un monde plus contraint par le simple fait du nombre et de la richesse. Des milliards d’humains disposant de revenus plus élevés seront soumis à une hausse des prix relatifs de tout ce qui est gourmand en énergie et notamment en énergie fossile.
Etre cohérent avec nos engagements climatiques, c’est renoncer à promettre une hausse continue et multidimensionnelle du pouvoir d’achat comme cela a été le cas pendant la campagne électorale. C’est se préparer à des changements de nos habitudes, notamment en matière de mobilité, de programmes d’activités, de localisations et de déplacements.
VRT : Dans nos colonnes, dernièrement encore, André Broto défendait l’idée de services autocars sur voies réservés. Sans en attendre des miracles, n’est-ce pas là une bonne idée ?
Y. C : André Broto a raison de dire qu’on pourrait faire plus et pour de faibles coûts avec les autocars. La route étant le vecteur de plus de 80% des déplacements, c’est sur la route que les changements les plus importants sont à attendre. Non pas sous la forme d’un hypothétique report modal vers le ferroviaire mais via la création de nouveaux services routiers. Il faut néanmoins ajouter que cela va se traduire par des contraintes. On connaît déjà les limitations de vitesse, les voies réservées et les incitations au covoiturage, mais il faudra aller plus loin, du côté aussi de la tarification. Le financement des mobilités ne peut pas seulement reposer sur la fiscalité et la dette comme c’est le cas actuellement.
VRT : Le ferroviaire ne pourrait-il pas être une solution pour réduire les émissions de CO2 ?
Y. C : En 2020, pendant la pandémie, la fréquentation du train a perdu plus de 40% en Europe et la voiture 20% seulement. Aujourd’hui, la voiture est revenue au niveau de 2019. En Suisse, pays modèle du ferroviaire, le trafic en décembre 2021 était de 25% inférieur à celui de décembre 2019 ! En deux ans le taux de remplissage des trains est passé en Suisse de 28 à 18%. Les dirigeants des Chemins de Fer Fédéraux (CFF) n’hésitent pas à dire que les passagers perdus ne reviendront pas de sitôt.
En France, la SNCF veut accroître son offre avec les « Ouigo classiques » mais le risque est que les taux de remplissage soient modestes et que les passagers viennent du TGV, INOUI ou OUIGO.
VRT : Le dernier rapport du GIEC a été précédé, en France, de rapports officiels sur les transports et le climat. En quoi sont-ils différents, compatibles ?
Y.C : Le Conseil d’orientation des infrastructures (COI) a, pour l’heure, fait la liste des demandes qui lui ont été transmises. Le résultat est qu’il faudrait mettre deux fois plus d’argent dans les infrastructures. C’est ce que l’on appelle une « liste de courses » comme on en a connu en 2009 avec le Schéma National des Infrastructures de transport (SNIT).
Le rapport CGEDD – France Stratégie (j’ai participé à la composante voyageurs) a un double intérêt. Il est d’abord plus réaliste sur le calcul des émissions en les mesurant du puits à la roue et pas seulement du réservoir à la roue. Il est aussi plus réaliste sur la capacité à atteindre les objectifs. L’un de ses scénarios est très interventionniste, très exigeant. On arrive à -30% d’émissions en 2030, comme le veut la Stratégie nationale bas carbone, mais c’est par construction, c’est le scénario dit « pari sociétal », l’un des deux en backcasting. Dans les cinq scénarios en forecasting, certains arrivent à baisser les émissions de 30%, mais au mieux en 2040, 10 ans plus tard que dans la Stratégie nationale bas carbone. Or cette dernière est déjà moins ambitieuse que le « Fit for 55 » de l’Union européenne qui vise – 55% pour les émissions par rapport à 1990. Le rapport CGEDD – France Stratégie nous dit, mezzo voce, que pour le transport on n’y arrivera pas.
Propos recueillis par François Dumont