L’avenir s’assombrit pour les acteurs du fret ferroviaire, après plusieurs années de relance de leur activité : l’explosion des coûts de l’énergie et le manque d’investissement dans le réseau mettent à mal leur compétitivité. Ils doutent de la capacité du secteur à doubler sa part modale à l’horizon 2030, objectif fixé par la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire.
Les nuages noirs s’amoncèlent dans le ciel du fret ferroviaire. Après plusieurs années d’éclaircie, durant lesquelles le secteur a vu son activité croître, place aux doutes face aux conséquences de la guerre en Ukraine.
L’évolution de la crise est observée à la loupe. Le coût de l’énergie représente « entre 15 et 18% de la facture de circulation d’un train », rappelle le dirigeant de DB Cargo France et nouveau président de l’Association française du rail (AFRA), Alexandre Gallo. « Si cette facture est multipliée par quatre ou cinq, les conséquences sont alors lourdes pour nous, comme pour nos clients », dit-il. Pour Raphaël Doutrebente, président d’Europorte, c’est « un nouveau challenge ». L’opérateur dit avoir bien anticipé la crise, « en négociant correctement » son MWh avec EDF. « Un avantage par rapport à ceux de nos concurrents qui achètent le courant de traction chez SNCF Réseau, dit-il. SNCF Réseau n’a pas anticipé, et facture aujourd’hui 500 euros le MWh (alors qu’on était en-dessous de 100 euros il y a un an). »
Cette explosion des coûts de l’énergie peut-elle mettre à mal la compétitivité du secteur et sa relance, entamée en 2018 ? Pas sûr. « 2021 a marqué un tournant, rappelle André Thinières, délégué général d’Objectif OFP. Nous sommes passés de 32,4 milliards de tonnes-km en 2020 à 36 milliards en 2021 ». Un rebond de 14%, selon l’Autorité de régulation des transports (ART), qui mettait en avant, dans son bilan 2021, la dynamique portée par l’essor du transport combiné.
C’est aussi en 2021 qu’a été initiée la stratégie nationale pour le développement du fret ferroviaire (SNDFF). Un premier bilan des aides publiques est dressé par l’Alliance 4F*, partie prenante dans l’édification de ce plan de soutien au secteur. Parmi les aides utiles, selon André Thinières : « l’aide aux transports combinés et la prise en charge à hauteur de 50 % des péages dus par les opérateurs à SNCF. Cela s’ajoute à l’aide accordée par l’État dans le cadre du plan de relance post-covid de septembre 2021 : un milliard d’euros pour les infrastructures ferroviaires. Une somme d’investissements bien ciblés, en particulier sur les infrastructures territoriales, jusqu’alors oubliées, ce qui a été fort utile au fret. Dans tous ces registres, l’État a fait mieux et plus. »
L’année 2022 peut-elle être aussi bonne que 2021 ? « Apparemment oui, poursuit André Thinières, mais nous n’avons pas encore de chiffres consolidés sur les six premiers mois de l’année. Il est clair que le fret ferroviaire a bien pris la vague des crises successives. »
Franck Tuffereau, délégué général de l’AFRA, explique : « Avec l’Union des transports publics et ferroviaires (UTP), nous avons évalué l’impact de la crise énergétique à 56 millions d’euros pour les entreprises du secteur. L’État a pris à sa charge presque la moitié de la somme (26 millions d’euros TTC, soit 21 millions HT), ce qui a limité l’impact de la crise en 2022. Tous les acteurs du secteur attendent aujourd’hui que cette aide soit reconduite. »
Tous attendent aussi (et depuis longtemps) un réseau mieux entretenu, mieux géré et modernisé. « Le réseau national souffre de sous-investissement depuis des dizaines d’années, rappelle André Thinières. Le contrat de performance signé par SNCF Réseau avec l’État garantit tout juste l’entretien du réseau, qui est en mauvais état et vieillissant. Tous les pays ferroviaires modernes ont des centres de signalisation, des centres de contrôle régionaux (en Allemagne il y en a 15) ; nous disposons en France de 2000 postes de signalisation d’un âge canonique. »
Pour Raphaël Doutrebente, « il manque un milliard par an pour pouvoir réaliser les travaux nécessaires ; et je ne parle pas des contournements de Lyon, Paris et Lille (qui représentent 10 milliards)… Il ne suffit pas de changer le président de SNCF Réseau ! Le ministère de l’Économie doit cesser de serrer les finances à SNCF Réseau, et lui donner les moyens d’être une entreprise performante. »
La performance du gestionnaire d’infrastructure est critiquée, notamment pour son organisation. « SNCF Réseau ne nous donne pas suffisamment de capacités pour traiter nos trafics. Il lui faudrait une branche « travaux » et une branche « sillons » qui travaillent ensemble, poursuit le président d’Europorte. Il faut également meilleure coordination, entre la direction centrale de ‘Réseau’ et ses antennes régionales. Un directeur régional peut décider seul de la planification de travaux sur le sillon qui vous a été accordé quelques mois plus tôt. Il m’est arrivé de devoir remonter au niveau du président de ‘Réseau’ pour débloquer une situation, et éviter de planter un site industriel entier. » « On a l’impression que chaque antenne régionale de SNCF Réseau agit de façon isolée, dit de son côté Alexandre Gallo. La direction centrale est à l’écoute de ses clients, mais elle est paralysée par la structure même du mammouth qu’est SNCF Réseau ».
Chez SNCF Réseau, on voit un paradoxe à exiger des travaux pour ensuite s’en plaindre : « depuis 2001, 2,8 milliards d’euros par an sont affectés à la seule régénération du réseau, ce qui représente un volume record de travaux à intercaler entre les circulations. Mais avant de constituer une gêne, ces travaux préservent ou améliorent la performance du réseau (…) d’ailleurs, d’autres gestionnaires d’infrastructure européens, comme DB Netz en Allemagne, réalisent actuellement des travaux à un niveau historique, avec les contraintes que cela implique ». SCNF Réseau rappelle aussi que certains travaux bénéficient spécifiquement au fret ferroviaire, « comme ceux qui ont permis la mise en service de l’axe Gisors-Serqueux en 2021, ou encore des aménagements de voies de service à hauteur de 38 millions d’euros pour la seule année 2022 ». SNCF Réseau assure protéger « au maximum » les sillons fret de l’impact des travaux : « 1912 sillons seront préservés en 2022 grâce à un programme ad hoc, et cette seule préservation représente un budget de 35 millions d’euros. Sept chantiers majeurs sont adaptés cette année dans ce contexte ».
Le gestionnaire d’infrastructure rappelle qu’il porte « 21 des 73 mesures » de la SNDFF : « il s’agit par exemple de solutions numériques simplifiant l’usage du réseau ferroviaire par les entreprises de fret, d’actions d’optimisation de la relation commerciale (accords-cadres, scénarios de mobilité) et de la gestion des capacités de transport, d’une démarche conjointe avec VNF pour développer la complémentarité entre fret ferroviaire et fluvial, etc. » SNCF Réseau ajoute mettre en oeuvre son propre « plan fret ferroviaire ». « Nous avons enregistré en peu de temps des progrès concrets », assure le gestionnaire des voies qui détaille : « la quasi-totalité (98%) des sillons étaient attribués au moment de la publication du service annuel 2023 ; 8 points de ponctualité ont été gagnés en un an dans le fret, grâce notamment au programme PERL d’amélioration de la performance et de la régularité des lignes ; une satisfaction des clients fret sur les sillons qui s’est améliorée de 1,4 points en moins d’un an ».
Dans ce contexte de crise, l’objectif fixé par la SNDFF de doubler le report modal est-il toujours tenable? Pour Raphaël Doutrebente, « c’est mort… Ceux qui disent le contraire se racontent des histoires. Si les difficultés du réseau ne sont pas résolues, le doublement n’aura pas lieu. »
Ce n’est pas l’avis d’André Thinières, pour qui l’objectif du doublement du report modal est « parfaitement accessible ». Mais il faudra changer de braquet. Il faudra selon lui, investir 10,5 milliards d’euros sur dix ans dans le réseau (dont 3,5 milliards spécifiquement pour le fret). « C’est beaucoup mais ça rapporte, dit-il. Selon une étude réalisée pour 4F, cela fait économiser à la collectivité 20 milliards d’externalités négatives (coût de la pollution, des encombrements, des accidents, sobriété énergétique, etc.) »
Thomas Renou
*4 F regroupe un très large éventail des acteurs du fret, allant des principales entreprises de transport ferroviaire de marchandises et de combiné, en passant par les utilisateurs de transports de fret, les loueurs de wagons, les entrepreneurs de travaux ferrés, les logisticiens, des gestionnaires d’infrastructures ou encore les industriels.
Pour en savoir plus, retrouver notre dossier spécial sur le fret ferroviaire dans le numéro de novembre de VRT.
Et rendez-vous le 23 novembre à l’Espace Saint-Martin à Paris 3ème arrondissement, pour la 12e Journée Fret ferroviaire du Futur et OFP, organisée par Objectif OFP.